Naissance de la formule magique et participation socialiste

Naissance de la formule magique et participation socialiste

La formule magique du gouvernement fédéral est tellement entrée dans les gènes politiques que certains la croient inscrite dans la Constitution. Elle est le fruit d’un marchandage avec le Parti catholique-conservateur (le PDC de l’époque), d’une opération dite d’opposition du Parti socialiste et d’une opportunité assez rare qui s’est présentée en 1959 (quatre démissions au Conseil fédéral). Bref, une naissance qui n’a rien de magique. Mais la célèbre formule – deux socialistes, deux radicaux, deux PDC, un UDC – cimentera au plus haut niveau une stabilité politique qui s’appuie sur les effets économiques et sociaux des «trente glorieuses». C’est la raison de sa remarquable longévité. Depuis la fin de cette période cependant, la magie ne joue plus autant.

La formule magique a été conçue au lendemain d’un divorce. Le 7 décembre 1953, Max Weber, le seul représentant socialiste au Conseil fédéral et chef du département des Finances, annonce sa démission. La raison? L’échec, la veille en votation populaire, d’un projet financier issu de longs et laborieux débats parlementaires. Ce compromis, finalement accepté par la majorité bourgeoise des Chambres, a été saboté durant la campagne de votation par la droite, les radicaux en particulier, estime à juste titre Max Weber. Il en tire une double conclusion: la droite n’a pas joué honnêtement le jeu; ce compromis fiscal représentait un minimum absolu pour les socialistes. Donc Max Weber ne voit plus qu’une solution, la démission.

Les socialistes veulent une autre formule

Ce divorce va faire du bruit. Car dans la foulée, le Parti socialiste décide de ne pas remplacer Max Weber. Il juge que «dans les circonstances actuelles» sa participation au Conseil fédéral lui coûte trop cher. Mais il précise immédiatement qu’il ne s’agit pas d’un refus de principe. Simplement, il veut une autre formule, que personne alors n’aurait qualifiée de «magique». Les socialistes sont près à revenir au Conseil fédéral, mais avec deux représentants ce qui correspond à leur poids électoral (ils sont le premier parti du pays depuis les élections de 1928). Et puis, ils ne veulent plus gérer le délicat département des finances, entre leurs mains depuis 1943 lors de l’accession du premier socialiste au gouvernement. Les compromis à passer et à défendre dans ce domaine sont en effet beaucoup trop lourds à porter. Ce sont là les conditions jugées minimales pour pouvoir gérer politiquement et avec profit la participation gouvernementale, concluent les socialistes.

Mais il y a un problème. Pour quelle raison la droite leur ferait-elle ce cadeau? Il va falloir forcer la porte, c’est-à-dire construire un minimum de rapport de force pour pouvoir négocier un retour dans de bonnes conditions. Les socialistes sont d’autant plus optimistes à cet égard qu’à leur grande surprise la démission de Max Weber est très bien accueillie par le «peuple de gauche», comme on dirait aujourd’hui. En outre, la droite – le PRD et les conservateurs, les agrariens (l’UDC d’aujourd’hui) ne jouant qu’un rôle marginal – est divisée. Pour des raisons d’abord opportunistes, les conservateurs sont favorables à une double présence socialiste, histoire d’affaiblir la prédominance écrasante des radicaux. Dirigé depuis 1952 par l’ex-communiste Walther Bringolf, un «Bodenmann» de l’époque, le PS le sait. Il entend bien en profiter.

Commence alors pour le PS une période d’opposition ou, plus exactement, de non-participation gouvernementale. Et elle débute bien. Aux élections nationales de 1955, il améliore son résultat à 27% (26% en 1951), consolidant son statut de premier parti du pays. Soulagement pour la direction: la non-participation gouvernementale ne freine pas la progression électorale.

Echec et divisions

D’autres échéances lui seront nettement moins favorables, cependant. L’une de celle-ci sera la mise au point d’un nouveau plan fiscal (le plan Streuli) pour la réforme des finances fédérales, puisque le projet Weber avait échoué en votation. Fort de son succès d’estime récolté aux dernières élections, le PS est à peu près convaincu que la droite ne pourra pas imposer le futur régime financier de la Confédération sans passer des compromis avec la gauche. Erreur: elle saura le faire et en tirera un profit politique maximum. Aux Chambres fédérales, les socialistes vont perdre sur presque tous les points: défaite sur le taux d’imposition indirecte (ICHA) et sur celui de l’impôt fédéral direct (IDN), sur la liste des produits francs d’ICHA, sur l’impôt complémentaire sur la fortune, sur les sommes soustraites à l’IDN, l’impôt sur le luxe et l’imposition des personnes morales… Le seul succès socialiste en première lecture, c’est le maintien de l’impôt sur la bière. Mais celui-ci disparaîtra lors du débat au Conseil des Etats. Au final, le plan Streuli n’intègre quasi aucune demande socialiste. Il est bien moins équitable que le régime en vigueur. Le PS le rejette donc.

Il compte sur la votation populaire pour le bloquer et, du même coup, prouver à la droite qu’elle ne pourra pas imposer un projet fiscal sans son consentement. Deuxième erreur: le 11 mai 1958, le peuple et les cantons acceptent le plan Streuli (54,6% de oui). L’échec est cuisant et traumatisant pour la direction du PS. Les partis bourgeois viennent de démontrer qu’ils peuvent très bien se passer des socialistes pour gouverner et imposer leurs solutions.

Evidemment, pour un parti qui entend améliorer le rapport de forces de manière à pouvoir négocier un retour au pouvoir dans de bonnes conditions, c’est pour le moins désagréable. D’autant que sur d’autres fronts le PS vit une période de déchirements, comme en témoigne le débat sur l’armement atomique. A cette occasion, le parti montre de profondes divisions et il doit à l’habileté manœuvrière de son président de ne pas subir une scission ou, en tous cas, la démission fracassante de nombreux militants. Bref, pas si simple de construire un rapport de force plus favorable. Et puis la direction commence à se poser la question: une absence trop prolongée du Conseil fédéral ne risque-t-elle pas d’isoler le parti?

Le retour aux conditions de la droite

C’est dans cet état d’esprit que le parti aborde 1959, l’année décisive. A l’automne auront lieu les élections nationales, lesquelles seront suivies en décembre par la réélection du Conseil fédéral. Or, on suppute qu’un radical (Streuli) et un conservateur (Etter) quitteront alors le gouvernement. Ils pourraient très bien être remplacés par deux socialistes. Le retour gouvernemental est dans l’air et c’est bien à cette échéance que la direction prépare le parti. La première étape sera les élections fédérales. Malgré ses récents revers, le PS estime qu’il a toutes les chances d’améliorer son score de 1955. Walther Bringolf explique que le parti peut gagner de 10000 à 15000 nouveaux électeurs. Et le PS fera tout pour cela, notamment en se dotant du programme le plus «attrape-tout» de sa carrière. Malheureusement, la réalité se montrera une fois de plus rebelle aux désirs socialistes. Au soir des élections, le PS demeure certes le premier parti du pays, mais recueille 11000 voix de moins qu’en 1955. Il a ainsi perdu les trois quarts des électeurs gagnés aux élections précédentes. Ce n’est pas une défaite, mais c’est un échec, d’autant que les radicaux et les conservateurs, eux, progressent légèrement.

Et puis les choses se précipitent. Le 19 novembre 1959, Philippe Etter (conservateur) et Hans Streuli (radical) annoncent officiellement leur démission du Conseil fédéral. Le lendemain, surprise, un autre conservateur (Holenstein) fait de même, suivi trois jours plus tard par le troisième conservateur du Conseil fédéral, Giuseppe Lepori. Au total, quatre nouveaux conseillers fédéraux sont à élire, ce qui ne s’était plus vu depuis 83 ans. Cela ouvre considérablement le jeu et facilite grandement le retour des socialistes.

A ce moment-là, le parti n’hésite plus. Il estime qu’une pareille circonstance ne se présentera pas de sitôt et qu’il doit saisir sa chance maintenant. Deux candidats officiels sont présentés, Walther Bringolf et Willy Spühler. Formellement, le groupe réclame donc deux sièges, mais ne précise pas s’il en fait une condition sine qua non, alors que c’était le cas six ans plus tôt. L’élection du premier candidat officiel socialiste se passe sans problème, ce 17 décembre 1959. Mais rien de tel avec Walther Bringolf, à qui la droite ne pardonne pas son passé communiste. Au deuxième tour, il est déjà lâché par le tiers des socialistes. Il se désiste en faveur de Hans-Peter Tschudi, qui remporte la mise.

Alors, mission réussie? On pourrait le penser puisque les socialistes retournent au Conseil fédéral avec deux représentants comme ils l’avaient souhaité après la démission de Max Weber. Mais ce retour se fait aux conditions de la droite, qui signale de la façon la plus claire que c’est elle, et uniquement elle, qui choisit qui sont les socialistes agréés à siéger au gouvernement. Elle ne se fera pas faute de le rappeler aussi souvent que nécessaire par la suite.

Pierre Girardet

Les Conseiller-e-s fédéraux du Parti socialiste:

  • Ernst Nobs 1943-1951
  • Max Weber 1951-1954
  • Willy Spühler 1959-1970
  • Hans-Peter Tschudi 1959-1973
  • Pierre Graber 1969-1978
  • Willy Ritschard 1973-1983
  • Pierre Aubert 1977-1987
  • Otto Stich 1983-1995
  • René Felber 1987-1993
  • Ruth Dreifuss 1993-2002
  • Moritz Leuenberger 1995