Contre la Russie de Poutine

Contre la Russie de Poutine : Piotr Pavlensky réinvente le théâtre de la cruauté

Le Théâtre de la cruauté est «un théâtre qui nous réveille: nerfs et cœur» (Antonin Artaud).

Piotr Pavlensky est le plus déterminé des artistes russes contemporains : il se coud les lèvres près de la cathédrale de Kazan en solidarité avec les Pussy Riot (Couture) ; se drape de barbelés devant le parlement de Saint-Pétersbourg (Carcasse) ; se cloue le scrotum sur la place Rouge (Fixation) ; brûle des pneus sur un pont pour évoquer le Maïdan de Kiyv (Liberté), et se coupe le lobe de l’oreille sur le mur d’enceinte d’un hôpital psychiatrique (Séparation). Début novembre 2014, il met le feu à la porte de la Loubianka (ancien centre du KGB, aujourd’hui celui du FSB), avant d’être arrêté, son jerrycan à la main, sur le lieu de sa performance (Menace).

Sa compagne et complice artistique, Oksana Shalygina, confiait récemment à la chaîne Arte: « Sa dernière action est la plus forte. C’est un acte de résistance contre le pouvoir. Poutine est un ancien membre du KGB, et c’est lui qui contrôle aujourd’hui le pays. Piotr a touché le pouvoir en plein cœur ». Comme le jeune activiste ukrainien Alexandr Kolchenko, condamné à dix ans de prison pour avoir jeté un cocktail Molotov sur un bâtiment officiel russe de Crimée occupée (son co-accusé, le cinéaste Oleg Sentsov a écopé de 20 ans), Pavlensky, revendique d’être traité comme un terroriste.

En détention provisoire, poursuivi pour vandalisme et « haine idéologique », il devrait écoper au moins de deux ans de réclusion. Oksana, qui édite avec lui un journal politique, n’est pas prête à abandonner le combat: « A travers ses performances, Piotr tente de faire passer des messages : lorsqu’il pose nu, ensanglanté, après s’être coupé le lobe de l’oreille, c’est pour dénoncer l’usage politique de la psychiatrie en Russie ». Interné plusieurs fois, il a toujours été reconnu sain d’esprit. JB

Nous avons traduit du russe des extraits d’une interview donnée en prison par Pavlensky au bihebdomadaire Novaïa Gazeta, l’un des derniers journaux indépendants de Russie (depuis 15 ans, six de ses journalistes ont été assassinés).

Menace a eu du succès ? Qu'est-ce qui constitue son succès ?

[…] le seul fait que j’ai réussi à le faire pourrait être considéré comme un grand succès.

Carcasse

Y a-t-il un fil rouge dans vos œuvres ?

Dans toutes mes œuvres, Couture, Carcasse, Fixation, Séparation, Liberté, je parle de la prison de la vie quotidienne et de la possibilité de s’en libérer. Et Menace traite du pouvoir qui nous retient dans cette prison […]

Fixation

Dans la plupart de vos actions, vous avez choisi votre propre corps comme objet. Pourquoi avez-vous décidé de choisir un objet externe cette fois-ci ?

Ce n'est pas vrai : Liberté a été mise en œuvre par un sujet collectif. Maintenant, j’ai exprimé la menace qui pèse sur chaque membre de la société. […] Je n’ai jamais dit que je faisais de la performance ou du body-art. Je travaille avec les outils du pouvoir, et ce que je fais est un art politique.

Menace

Vous identifiez-vous à la société que vous montrez dans vos actions (Fixation et Carcasse) ? Sinon, où êtes-vous ?

[…] nous faisons tous partie du même régime. J’utilise les mêmes transports publics, je regarde les mêmes nouvelles, et j’entends la même pub. Mon champ d’information est le même, et j’ai travaillé avec ces éléments. Je prends quelque chose d'un contexte et je le transfère vers un autre. Ces contextes entrent en collision et de nouvelles significations sont produites. De cette façon, je peux identifier l'écart entre les apparats et les véritables mécanismes du pouvoir.

Séparation

Vous avez traité le FSB d’«organisation terroriste». Vous ne voyez pas de différence entre un kamikaze à l'aéroport de Domodedovo et un employé du FSB ?

Le FSB [censuré en conformité avec les exigences de la loi russe] est une organisation militarisée, armée et bien équipée. Et il combat ses concurrents, des gens qui voudraient prendre sa place, mais qui n’ont simplement pas assez de ressources. Je pense que tout Etat est une institution dont la formation résulte d’une terreur politique à long terme.

 

Pourquoi avez-vous demandé à être accusé de terrorisme?

[…] je suis arrivé à la conclusion que le fait de mettre le feu à cette porte était assez semblable à une action qui a conduit les soi-disant « terroristes de Crimée » à être accusés de terrorisme. J’ai donc décidé de demander au tribunal d’être cohérent dans l'application des lois.

 

Qu'attendez-vous de l'avenir ? Êtes-vous prêt à continuer à vivre dans une Russie paralysée ? Avez-vous pensé à déployer votre énergie ailleurs ? Luttez-vous pour une meilleure vie pour vous-même ou pour le pays ?

Chacun de nous est responsable de cette situation de paralysie. Et pour cette seule raison, je ne veux pas vivre ailleurs. Quant à moi et à ma vie, ce n’est pas une lutte, mais la seule forme possible d’exister sous la terreur de l'Etat. […]

Traduit du russe par Hanna Perekhoda