Gaz de schiste et transition énergétique

Si le terme de transition énergétique se retrouve un peu partout, son sens n’est pas le même pour tout le monde. Son interprétation dominante vise grosso modo à modifier quelque peu, et à pas comptés, le «mix énergétique» actuel, en retirant par exemple un peu de nucléaire au profit de l’éolien industriel. Une conception qui amène certains milieux politiques et économiques à juger que le gaz de schiste pourrait servir de pont vers la sortie du nucléaire. Au prix d’un sérieux déni de réalité.

Précisons d’emblée ce que nous entendons par transition énergétique : il s’agit de l’abandon le plus rapide possible des énergies fossiles au bénéfice des énergies renouvelables, pour autant que cette transition soit elle-même écologique et que la réduction de la consommation énergétique en soit un des objectifs centraux. Cela exclut d’emblée une énergie comme les gaz non conventionnels, tels le gaz de schiste ou le gaz de réservoir compact (tight gas) vu les quantités astronomiques d’eau nécessaires à la fracturation. Une transition écologique ne peut en effet reposer sur un usage aussi destructeur d’une ressource à préserver.

Mais même si les gaziers arrivaient, par enchantement, à renoncer à une technique brutale comme la fracturation et à éliminer tous les déchets toxiques qu’elle entraîne, un sérieux problème subsisterait : conventionnel ou non, le gaz émet du CO2 lors de sa combustion, et sa production ainsi que sa distribution entraînent des fuites de méthane (CH4).

 

 

Gaz contre pétrole ?

Le remplacement d’une énergie fossile par une autre, par exemple du mazout par du gaz dans le chauffage des habitations, a toujours été considéré comme une mesure contribuant à la réduction des émissions de gaz à effet de serre. C’est vrai, mais dans une mesure bien moindre que ce qui est affirmé habituellement. Et c’est carrément faux lorsqu’il s’agit du gaz de schiste.

Une étude de l’Université Cornell a montré en 2011 que les émissions de méthane provenant de l’exploitation par fracturation « sont au moins 30 % supérieurs, voire deux fois plus importantes que celles du gaz classique ». Or, si le méthane a une durée de vie dans l’atmosphère beaucoup plus courte que le CO2, son pouvoir de réchauffement est beaucoup plus élevé. Jusqu’il y a peu, on partait de l’idée que le méthane était 21 fois ou 25 fois plus puissant – en terme de réchauffement – que le dioxyde de carbone (CO2). Le premier multiplicateur est issu d’un rapport du GIEC de 1995, le second d’une estimation de l’Agence américaine de protection de l’environnement (EPA), basée sur le rapport du GIEC de 2007. Depuis, le Groupement intergouvernemental a revu sa copie et juge actuellement que, durant sa première décennie dans l’atmosphère, le CH4 est 100 fois plus puissant que le CO2, 86 fois plus durant sa deuxième décennie et 34 fois plus sur un siècle. A ce tarif-là, la moindre fuite de méthane prend une importance décisive. Or, de l’exploitation au consommateur final (ménage ou industrie), tous les réseaux connaissent des fuites. Même ceux du gaz naturel (voire encart). Miser sur le gaz – surtout s’il est obtenu par fracturation – contre le pétrole est donc une très fausse « bonne » idée.

Le Conseil fédéral, qui dans son rapport sur la stratégie énergétique 2050 laisse la porte ouverte à la solution des centrales à gaz à cycle combiné pour remplacer le nucléaire, devrait y réfléchir à deux fois. Un temps de réflexion que les dernières décisions du Conseil des Etats en matière de prolongation de vie des centrales nucléaires viennent cyniquement de lui fournir…

Jouer une énergie fossile contre une autre n’a pas de sens, encore moins quand il s’agit de gaz de schiste. L’urgence climatique implique d’engager maintenant et sans demi-mesure une transition énergétique écologique.

Daniel Süri

 

Les références scientifiques des données utilisées se trouvent sur l’excellent site stopgazdeschiste.org, en particulier dans sa rubrique « (!) Info-minute »

 


 

Pas innocent, le gaz naturel

 

Pourtant lié à des entreprises comme Walmart et MacDonald's, le Fond pour la défense de l’environnement (EDF) américain, qui considère le gaz comme une énergie de transition, a demandé un rapport au cabinet d’experts ICF International. A la suite de ce rapport, paru cette année, le commanditaire conclut que « le gaz aurait un avantage environnemental par rapport au charbon ou au pétrole seulement si les producteurs pouvaient garder un couvercle hermétique sur les nombreuses fuites qui jalonnent le processus depuis l’extraction jusqu’à la consommation finale ».

En 2013, les Etats-Unis ont ainsi laissé s’échapper dans l’atmosphère près de deux milliards de mètres cubes de gaz, composés à 93 % de méthane. La même année, un rapport sur les émissions réelles de gaz dans les réseaux desservant Manhattan indiquait un taux de fuite de plus de 5 %. Selon l’un des auteurs du rapport, le Dr Bryce Pane, « La fuite du méthane dans le système desservant New York […] est probablement déjà à un niveau où les fuites de méthane ont autant ou plus d’impact sur le climat que le reste du gaz (environ 95 %) qui est réellement brûlé par les consommateurs à New York ».

Admettons que le réseau de distribution du gaz est particulièrement poreux outre-Atlantique et que la Suisse ne connaît pas ce genre de problème. Ce serait se leurrer. Le réseau sans fuite n’existe pas dans la réalité. Les statistiques de l’Office fédéral de l’énergie ont donc une rubrique pour les pertes de réseaux, bien qu’elle soit incomplète et peu utilisable. A cela s’ajoutent les pertes qui se produisent lors de l’acheminement du gaz vers la Suisse, par les méthaniers ou les gazoducs. Sans parler des fuites lors du brûlage systématique de gaz par les torchères, dont la disparition est courageusement prévue à partir de 2030. DS