Faux consensus, vraies questions

Faux consensus, vraies questions


Dans le débat qui s’est engagé suite à la décision du DIP de suspendre un enseignant du Cycle après qu’il ait écrit un article dans lequel il justifiait notamment le recours à la lapidation des (femmes) adultères, partisan-e-s et opposant-e-s à la décision du DIP semblaient d’accord au moins sur un point, à savoir le caractère inacceptable des propos tenus par l’auteur de l’article «la Charia incomprise», et la nécessité de les combattre par le débat.

Consensus apparent


Pourquoi parler de consensus «apparent»? Parce que l’unanimité de façade me semble recouvrir des appréciations assez différentes des propos de H.R, de leur nature et de leur portée. Pour certain-e-s, en défendant la pratique de la lapidation, l’auteur ne ferait rien d’au-tre que ceux/celles qui défendent la peine de mort. Or, comme l’a justement relevé Christian Grobet (Tribune de Genève du 14 octobre), la lapidation n’est pas «seulement» une peine de mort, elle est une forme de torture, puisque tout est fait pour que la mort n’intervienne qu’après de longues souffrances.



Si l’on admet cette assimilation de la lapidation à une forme de torture, la question qui se pose est de savoir s’il peut, ou s’il doit y avoir un débat démocratique dans la société autour de la question «pour ou contre la torture?». Répondre par l’affirmative représenterait à mon avis un recul inadmissible, du point de vue des combats qui ont été menés et qui ont abouti à des lois et conventions internationales interdisant clairement le recours à la torture. De ce point de vue, le refus de la torture sous toutes ses formes ne peut pas et ne doit pas faire l’objet d’un «débat».



Un autre aspect qui permet de parler de «consensus apparent» est, dans certains points de vue qui se sont exprimés, une sorte de banalisation du phénomène de la lapidation, au motif qu’elle ne concerne (heureusement…) qu’un petit nombre de femmes dans le monde, en comparaison , par exemple, des centaines de milliers de victimes qu’ont provoqué l’embargo contre l’Irak, la guerre en Afghanistan, etc. Ce type de comparaison ne me paraît toutefois pas pertinent. D’une part parce que justifier la torture est inadmissible, même si par hypothèse il s’agissait d’un seul et unique cas. D’autre part et surtout, parce qu’en s’attachant à l’aspect quantitatif (nombre de victimes), on évacue ce qu’une pratique telle que la lapidation signifie pour toutes les femmes susceptibles d’en devenir victimes, au cas où elles transgresseraient les normes sociales et/ou religieuses qui leur refusent toute autonomie personnelle, économique, et bien sûr sexuelle.

Vraies et fausses questions


Le débat sur la liberté d’expression et ses limites est certes intéressant sur un plan théorique, mais il est hors sujet en ce qui concerne «l’affaire R.», puisque celui-ci n’a nullement été empêché de s’exprimer.



De même, le débat sur les droits des fonctionnaires en général est aussi hors sujet, puisque M. H.R n’aurait fait l’objet d’aucune sanction s’il avait occupé à l’Etat une fonction de jardinier ou de nettoyeur.



La vraie question est donc uniquement de savoir s’il est admissible que des fonctionnaires qui occupent des postes où ils/elles exercent un pouvoir ou une influence sur les gens, et dont l’activité reflète la politique générale de l’Etat (ce qui n’est évidemment pas le cas de tous les fonctionnaires), puissent défendre publiquement des positions ouvertement contraires aux droits humains fondamentaux , faire l’apologie de crimes contre les personnes, ou justifier des discriminations fondées sur le sexe, la nationalité, la religion, etc.



Il n’est pas inutile de faire ici le rapprochement avec le cas du chef de la police municipale de Bienne, qui vient d’être démis de ses fonctions après avoir fait des déclarations selon lesquelles tous les Kosovars seraient des délinquants. Faudrait-il s’offusquer de ce licenciement au nom de la défense de la liberté d’expression? Ne faut-il pas plutôt admettre que si les autorités n’avaient pas licencié ce chef de la police, les mouvements de défense des réfugiés et autres mouvements progressistes auraient pu, à juste titre, accuser les autorités de couvrir voire d’encourager tacitement une attitude ouvertement xénophobe de la part de la police? Un raisonnement analogue ne doit-il pas nous conduire à réfléchir sur la signification qu’aurait eu, de la part de l’Etat, une absence totale de réaction à la publication de l’article «La Charia incomprise»?



N’aurions-nous pas pu ou dû, dans cette hypothèse, reprocher à l’Etat de violer son obligation de garantir aux élèves un enseignement public non seulement laïc, mais qui soit en accord avec les droits humains fondamentaux et le principe de non-discrimination ? Il est irrelevant, de ce point de vue, que M. H.R. ait ou non commis une « faute professionnelle » au sens strict, tout comme il est irrelevant que le chef de la police de Bienne ait ou non maltraité ou discriminé un Kosovar dans un cas particulier.



Pour conclure, j’accorde pour ma part plus d’importance à la défense des personnes (étranger-e-s, femmes, élèves, etc) dont les droits sont susceptibles d’être atteints par certaines catégories de fonctionnaires occupant des positions de pouvoir, qu’au « droit » de ces derniers d’exprimer des « opinions » constitutives d’apologie de crimes ou de graves discriminations.



Anne-Marie Barone