Quelle organisation? Les dangers de la microsecte
Quelle organisation? Les dangers de la microsecte
En 1971, Hal Draper (1914-1990), un socialiste révolutionnaire états-unien dont nous venons de publier le texte de référence sur le socialisme par en bas – «Les deux âmes du socialisme» (hors série N°12 -août 2002), publiait cette réflexion critique sur la construction des organisations dextrême gauche de laprès 1968. Dans son esprit, il fallait éviter à tout prix la voie de la micro-secte1.
«Pour Marx, rappelle Draper, toute organisation est une secte, qui établit une série didées, y compris les siennes, comme frontière dorganisation, si elle en fait le déterminant de sa forme dorganisation. Ni Marx ni Engels nont jamais voulu former un groupe marxiste quel quil soit cest-à-dire un groupe de membres adhérents reposant sur un programme exclusivement marxiste. (…)
La Première Internationale était si éloignée, à une distance polaire du concept secte de lorganisation, quelle ne se prononça jamais clairement pour le communisme et nadopta quà peine une version de collectivisme économique à un congrès ultérieur. Et elle était si largement ouverte dans le cadre dun caractère de classe tranchant, que personne ne rêverait aujourdhui de la reproduire. En tous cas, sa manière daborder les questions était opposée à 180° à celle de la secte: au lieu de partir du Programme Complet et de réunir autour de lui des gens sélectionnés de toutes les couches sociales (surtout des intellectuels), Marx voulait partir de celles des couches de la classe des salarié-e-s qui étaient en mouvement en mouvement dans la lutte des classes, même à un niveau bas et adapter le programme à ce à quoi ces couches étaient prêtes. Cest la voie du commencement. (…)
[Ainsi, Marx et Engels se refusaient à des] scissions articicielles dune aile idéologique qui sort pour brandir son drapeau programmatique abstrait (…) La ligne de démarcation organisationnelle ne portait jamais sur les idées programmatiques spéciales dune avant-garde idéologique pour ses propres besoins (à savoir un programme dans labstrait) mais de la signification politique en termes de luttes sociales (…) cest-à-dire le programme dans le concret, le programme tel quil était concrétisé dans les luttes de classes réelles qui se déroulaient.
Anatomie de la secte
La secte se situe à un niveau élevé, bien au-dessus de celui des salarié-e-s et sur une base mince, recrutée selon des critères idéologiques, forcément extérieure, normalement, à la classe des salarié-e-s. Elle revendique son caractère ouvrier sur la base de ses aspirations et de son orientation, non de sa composition et de sa vie. Elle sefforce de hisser la classe travailleuse à son niveau ou lappelle à monter jusquà elle. De derrière ses murs dorganisation, elle envoie des groupes déclaireurs prendre contact avec les salarié-e-s et des missionnaires pour en convaincre deux ou trois. Elle se voit devenant un jour un parti révolutionnaire par un procédé daddition ou par une éventuelle unité avec deux ou trois autres sectes ou peut-être par un processus dentrée [dans une organisation plus large pour en gagner les éléments qui se radicalisent, ndlr.].
Marx, dun autre côté, voyait les éléments davant-garde évitant surtout la création de murs organisationnels entre eux et la classe en mouvement. La tâche nétait pas délever un ou deux salarié-e-s ici ou là au niveau du Programme Complet (outre deux étudiants ici et trois intellectuels là) mais de chercher les leviers capables damener la classe ou des fractions de celle-ci à sengager en masse vers les niveaux supérieurs de laction et de la politique.
La fétichisation du Programme Complet
La mentalité de secte ne voit sa sanctification que dans son Programme Complet, cest-à-dire dans ce qui la sépare des salarié-e-s. Si, Dieu nous pardonne, quelques mots dordre quelle lance devient populaire, elle sinquiète: Que se passe-t-il, nous avons dû capituler devant quelquun (je ne caricature pas, cest tiré de la vie). Lapproche de Marx est exactement à lopposé. Le travail de lavant-garde consistait à élaborer des mots dordre qui pouvaient devenir populaires dans létat donné de la lutte des classes, en ce sens quils étaient capables de rassembler le plus grand nombre possible de travailleuses et de travailleurs en mouvement. En dautres termes, avancer sur une question, dans une direction sur le chemin qui va les mettre en conflit avec la classe capitaliste et son Etat, et les agents du capitalisme et de lEtat, y compris les lieutenants ouvriers du capitalisme, ses propres dirigeants.
La secte est une version miniaturisée de ce que sera le parti révolutionnaire, un petit parti de masse, une édition microscopique ou un modèle de parti de masse qui nexiste pas encore. Ou plutôt, il se pense ainsi et essaie dêtre une telle miniature. (…)
Une fourmi de 2 mètres… ne porte pas 200 tonnes
Mais une telle façade est auto-trompeuse, car si jamais elle réussit à abuser un-e seul salarié-e, il/elle découvrira assez vite quil ny a pas grand chose derrière. Construisons un parti bolchevique en étant disciplinés comme de bons bolcheviks. Ainsi sur la base dune notion erronée de la discipline bolchevique tirée des ennemis du léninisme, la secte est bolchevisée en une coterie de plus en plus étroite, pétrifiée, qui remplace les liens de la cohésion politique par les cercles de fer qui tiennent ensemble les lattes de vieux tonneaux brisés.
Il y a quelque chose de fondamentalement faux dans la notion que la voie de la miniaturisation (singer un parti de masse dans une miniature) est la voie pour un parti révolutionnaire de masse. La science prouve que léchelle à laquelle existe un être vivant ne peut pas être arbitrairement changée: des êtres humains ne peuvent pas exister à léchelle de Lilliput ou de Brobdignac [pays respectifs des Lilliputiens et des géants comme Gulliver dans loeuvre de Jonathan Swift, ndlr-]; leurs mécanismes de vie ne pourraient fonctionner à ces échelles. Des fourmis peuvent transporter 200 fois leur propre poids, mais des fourmis de 2 mètres, même sil en existait daussi monstrueuses, ne pourraient soulever 20 tonnes.
Limmersion dans la lutte de classe
Cest vrai aussi dans la vie organisationnelle: si on essaie de miniaturiser un parti, on nobtient pas un parti de masse, mais seulement un monstre. La raison fondamnentale en est la suivante: le principe de vie dun parti révolutionnaire de masse nest pas simplement son Programme Complet, qui peut être copié par un seul dactylo militant, puis déplié ou replié comme un accordéon. Son principe de vie est son engagement intégral comme partie du mouvement ouvrier, son immersion dans la lutte de classe, non par une décision de son comité central, mais parce quil y vit. Cest ce principe de vie qui ne peut être ni singé ni miniaturisé: il ne peut se réduire comme un dessin ou seffilocher comme un tissu. Comme une réaction nucléaire, ce phénomène ne vient à lexistence quà partir dune masse critique: au-dessous, il ne se réduit pas simplement, il disparaît.
Alors, que peut singer ce parti de masse-en-devenir miniaturisé? Seulement la vie interne du parti de classe. Mais cette vie interne, mécaniquement organisée, est maintenant détachée de la réalité qui commande dans un vrai parti de masse. Eventrez un lion et ce que vous aurez réellement, ce sont des tripes. Cest pourquoi la vie interne dune secte a tendance à être un exercice en irréalité, en façades, en imitations rituelles.
La vie interne comme substitut
Aussi, puisque seule la vie interne du parti de masse est utilisable pour la parodie ritualisée, la mentalité de secte ne se satisfait que de la vie interne. Car, à lextérieur de cette vie interne, les dures réalités de lisolement et de limpuissance sont insoutenables, faute de ressembler le moins du monde à la vie extérieure dun parti de masse. La vie interne dune secte devient non pas un mal nécessaire lié à ses activités extérieures, mais une récompense/substitut. Dun côté, le/la salarié-e du parti de masse regimbe contre la nécessité de passer beaucoup de temps à des réunions internes, etc. même sil/elle est assez bon marxiste pour comprendre que ces choses sont nécessaires. La mentalité de secte, au contraire, ne se satisfait que dans ces activités où lon peut aimer un discours révolutionnaire, alors quune réunion syndicale nest quune corvée.»
- Hal Draper, «Vers un nouveau départ lalternative à la micro-secte», traduction partielle de loriginal anglais publié par les Cahiers Léon Trotsky, n° 69, mars 2000, pp. 55-71.
Pour le texte complet en anglais, voir le site:
www.marxists.org/archive/draper/works/1971/alt/alt.htm.