Tziganes de Roumanie: questions sans réponses

Tziganes de Roumanie: questions sans réponses


Les quelques dizaines de Tziganes, arrivés cet automne en Suisse, ont été renvoyés de manière particulièrement expéditive en Roumanie. Les décisions de renvoi ont été prises sans examen approfondi de la situation réelle de cette minorité dans son pays d’origine, et surtout sans possibilité pour ces personnes de faire valoir les raisons qui les ont amenés à le fuir. Illustration des conséquences d’un délai de recours extrêmement bref (24 heures) pour obtenir l’effet suspensif au recours déposé contre la décision de renvoi elle-même. La Roumanie est un pays sûr. Alors. Circulez!



Or, à leur retour, à Bucarest, certaines d’entre elles ont vu leur passeport confisqué, ce qui confirme la réalité des discriminations dont les Tsiganes ont fait état. La barque est pleine: ce sont les mêmes arguments qui étaient opposés par les autorités helvétiques aux juifs allemands cherchant un refuge en Suisse. Les persécutions qu’ils invoquaient n’entraient pas dans les motifs reconnus d’asile. Alors, circulez!

Nous publions ci-contre, avec l’accord de leurs auteurs, un article tiré du bulletin de SOS-Asile Vaud, octobre 2002.



Jean-Michel DOLIVO



Depuis son ouverture (novembre 2002), le Centre d’Enregistrement pour Requérants d’Asile (CERA) de Vallorbe a accueilli régulièrement des familles Tziganes de Bulgarie, de Yougoslavie, de Macédoine, ou de Roumanie. Mais c’est la première fois que des familles passent la frontière par grands groupes en si peu de temps. L’entrée de la Roumanie dans l’Espace Schengen, supprimant le visa pour l’entrée dans ces pays, et le récent durcissement en politique intérieure française vis-à-vis des clandestins contribuent à expliquer pourquoi ces arrivées se produisent maintenant. En amont, qu’en est-il de la situation des Tziganes en Roumanie? Les discriminations qu’ils fuient, et la mi-sère liée à ces discriminations, rendent dérisoire la frontière théorique entre exilés «politiques» et exilés «économiques». Quel rapport entre cette situation et les définitions de la loi sur l’asile?

Un discrédit de plus?


Le système suisse actuel encourage l’opinion publique à distinguer des «bons» demandeurs d’asile politique de «mauvais» demandeurs fuyant la misère économique. Dans les faits, les uns et les autres doivent expliquer ce qui les a conduits à quitter leur pays, et donner des preuves ou des signes vraisemblables de ce qui les a poussés à l’exil. Dans la procédure d’asile, le soupçon et le doute sont appliqués aussi bien aux déclarations des requérant-e-s «politiques» qu’à celles des exilé-e-s fuyant la misère, quelle qu’en soit la cause (guerre ou suites de guerre, discriminations…). Le résultat est que les uns et les autres sont discrédités: la véracité des uns (dans leur évocation d’une persécution politique) est mise en doute, les difficultés des autres (économico-sociales…) sont minimisées. Le coup de projecteur médiatique sur les Tziganes de Roumanie aidera-t-il à mieux comprendre la diversité et la gravité des expériences d’exil?

Le même droit pour tous?

Officiellement, du point de vue suisse: la Roumanie est un pays sûr, les Tziganes ne sont pas persécutés par les autorités, mais ils ont des ennuis avec la population civile. Ils ne correspondent donc pas à la définition du réfugié selon la Loi sur l’asile. Mais que signifie avoir des ennuis avec la population civile? Quels ennuis? Trouverait-on cela normal s’il s’agissait d’un autre groupe que des Tziganes? L e vieux fonds de méfiance européen envers les Tziganes nous pousserait, si nous n’y prenons pas garde, à voir en eux des demandeurs d’asile sans réels motifs. Or ce n’est pas parce qu’ils arrivent en groupes, et parce qu’ils sont Tziganes, que leurs demandes sont forcément abusives – contrairement à ce que conclut une certaine opinion publique. Les discriminations dont ils disent être victimes – et d’autres témoins sur place l’attestent aussi – méritent examen. Ces événements mettent plus que jamais en lumière l’indispensable attention au droit de chacun-e d’être entendu-e, et les dérapages toujours possibles de l’opinion, surtout lorsqu’elle est alimentée depuis des années par une politique de méfiance.

Un afflux?


Face aux quelque 700000 personnes franchissant quotidiennement la frontière suisse (touristes, frontalier/ères, Suisses allant faire leurs achats en France, personnes en vacances, en voyage d’affaires…), le passage de quelques dizaines de Tziganes est évidemment difficile à contrôler! Leur dénuement, les besoins de première nécessité pour ces hommes, femmes et enfants font qu’un accueil d’urgence a été organisé au niveau de communes et du Canton d’abord. Les CERA de la Confédération (quatre unités, plus le Centre de transit d’Altstätten) ont une capacité d’hébergement limitée, et hébergent déjà les demandeurs habituels. Par exemple, une vingtaine d’arrivées par jour n’est pas rare au CERA de Vallorbe, où le séjour dure en général une à trois semaines. Si l’un des CERA reçoit des demandes au-delà de sa capacité d’hébergement, des requérant-e-s sont envoyé-e-s dans les autres CERA.



La loi sur l’asile obligeant tout demandeur à s’adresser à l’un des Centres d’Enregistrement, les chiffres des arrivées en grands groupes semblent vite impressionnants par rapport à la capacité des CERA (très approximativement: 270 pour Vallorbe, plus de 300 pour Kreuzlingen avec son nouveau bâtiment, peut-être 200 à Bâle ainsi qu’à Chiasso), même si la procédure en CERA est plus rapide qu’il y a quelques mois, et donc que les requérants examinés laissent plus rapidement la place aux suivants. Certains média aiment à suggérer un «afflux» («Frontière passoire, aubaine pour les Rom»… «Les choses ne font que commencer»…) alimentant les fantasmes d’invasion dans notre imaginaire collectif, ils parlent rarement du «reflux». Or, moins de 5% de l’ensemble des requérant-e-s reçoivent l’asile; après quelques semaines ou mois, la plupart doivent repartir, de gré ou de force, ou disparaître des statistiques en devenant clandestin-e-s, ici ou ailleurs. Quelques-un-e-s restent en statut précaire, entre un renvoi impossible (selon l’état du pays d’origine) et un asile inaccessible. Cette précarité-là, à la marge du monde de l’emploi, sans projet de vie, n’a aucun rapport avec les espoirs de ceux qui voudraient tenter leur chance dans l’exil.

Un effet de loupe


L’errance des Tziganes de Roumanie suggère bien des analyses éclairantes sur d’autres situations de migrant-e-s; elle illustre comme à la loupe certains mécanismes d’exploitation, dont le départ en exil n’est qu’une étape. Ainsi, elle atteste des pratiques de filières demandant des tarifs exorbitants et faisant miroiter un avenir irréel. Les groupes auxquels elles font traverser les frontières vont au-devant d’un désespoir et d’une instabilité à la mesure des sommes extorquées, et des faux espoirs suscités. Quels moyens se donne-t-on pour repérer ces filières (qu’elles soient implantées en Europe, en Afrique ou ailleurs) et contrer leur propagande et leur emprise – c’est-à-dire aussi diminuer l’attrait de l’exil pour des groupes discriminés ou marginalisés? Plusieurs reportages récents des média en Roumanie posent cette question. Les législations sur l’asile cherchent à combattre l’ «abus» de la part des demandeurs, souvent incités à se taire sur les filières et les passeurs qui les ont conduits, menacés, et dépouillés. Mais on ne parle guère de l’endettement des exilés, tenus de «réussir» leur demande d’asile vis-à-vis d’une famille, d’un village qui a réuni la somme exigée par les passeurs. A l’autre bout du voyage, la réalité c’est l’échec, l’asile presque inatteignable, et la précarité. Un retour suite à cet échec, les poches vides, pour faire face à la dette contractée au départ, c’est impensable. C’est ce qui rend si souvent le retour au pays inenvisageable, autant que les tracasseries policières, la persécution étatique ou les discriminations ethniques… A quand de véritables moyens, y compris dans les pays de provenance, pour débusquer, non pas le gibier des filières, c’est-à-dire les candidats à l’exil, mais les filières elles-mêmes? Pour le moment, le mouvement est inverse: loin d’affronter les réseaux de passeurs, la tendance politique actuelle favorise leur travail. Les politiques de fermeture de la Suisse et des autres pays européens, sur le plan tant de l’emploi que de l’asile, poussent les exilé-e-s à chercher à y entrer clandestinement; ce faisant, elles favorisent le travail des passeurs et leurs gains: plus la politique est restrictive, plus le prix du passage monte. Face à ces phénomènes, à quand de véritables moyens, et une vision politique sérieuse?



Hélène Küng et Christophe Tafelmacher