Le double sens de la visite du pape François

La seconde semaine de juillet a vu la tournée du pape François en Amérique latine. Le fort contenu pastoral de ce voyage tend à récupérer des espaces pour le catholicisme, mais aussi à dénoncer le capitalisme mondialisé. Une autre lecture est aussi possible.

En soi, rien de neuf.  L’Eglise catholique a une fonction anticipatrice énorme, sa capacité à lire la réalité des tendances politiques et sociales mondiales et de s’y adapter est reconnue. Historiquement, nous avons pu le vérifier durant ces dernières décennies, avec les papes Jean-Paul II et Benoît XVI […].

Ces deux derniers pontificats ont toutefois condensé des tendances antérieures, qui ont fait irruption dans la dernière période : la corruption généralisée et la pédophilie, qui s’est répandue parmi les prêtres de nombreux pays. Le résultat en fut l’éloignement d’une partie des fidèles catholiques ; ces espaces furent occupés par les différentes églises évangéliques (impulsées par les USA), qui pullulent dans le monde, particulièrement en Amérique latine.

 

Le pape François

 

C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre le cours pastoral et politique du pontificat de Jorge Bergoglio (François) et l’élection d’un pape latino-américain (ce sous-continent rassemble 40 % des catholiques dans le monde).

Depuis son avènement, le pape François a déployé une intense activité pour tenter de rétablir un ordre plus ecclésial au Vatican. Il a entrepris une sorte d’opération « mains propres » pour tenter de nettoyer les aspects les plus scandaleux des affaires financières et il a déplacé de nombreux curés pédophiles. Ces actions s’accompagnent d’un style austère et d’un discours à fort contenu social, de dénonciation des inégalités croissantes. Redynamiser le catholicisme et le positionner comme l’Eglise des pauvres est son objectif plus qu’explicite. […]

La tournée sud-américaine

 

Le périple sud-américain commença en Equateur avec un vibrant appel à abandonner l’individualisme et se termina au Paraguay par une dénonciation et une condamnation de l’utilisation politico-idéologique des pauvres. Le sommet de cette tournée fut atteint en Bolivie. Le pape y appela à «construire des ponts, non des murs», en reconnaissant à la Bolivie le besoin de récupérer son issue maritime perdue au XIXe siècle lors de la « guerre du Pacifique » contre le Chili. En même temps, le souverain pontife demanda pardon pour les crimes contre les peuples indigènes et pour les offenses commises par l’Eglise lors de la conquête. Mais le point le plus sensible […] fut la critique du «système économique international» et de la croissance exponentielle des inégalités.

«Si la politique se laisse dominer par la spéculation financière ou que l’économie est régie seulement par le paradigme technocratique de la production maximum, sans tenir compte du fait que le progrès inclut aussi des valeurs, on ne pourra résoudre les grands problèmes de l’humanité», déclara le pape, suscitant l’adhésion des participants. Il critiqua le néo-colonialisme dissimulé par les traités de libre-échange ou profitant de la lutte contre le narcotrafic et la corruption. Pour finir par dénoncer «la concentration monopolistique des moyens de communication sociale», un propos plus qu’apprécié par les oreilles kirchnéristes qui assistaient à cette rencontre.

Le discours papal rencontre sans difficulté majeure celui des mouvements sociaux, il stimule leurs résistances et appelle à les organiser, en formant des coopératives autogérées, en construisant «une alternative humaine à la mondialisation excluante». Ce discours est aussi compatible avec celui de plusieurs gouvernements progressistes de la région, qui ont obtenu une meilleure intégration sociale et élargi les droits économiques et civils. Néanmoins, il formule à leur encontre des critiques en affirmant que l’assistencialisme n’est pas une solution permanente, que la « primarisation » des économies et la déprédation de la nature propres au néo-­développementisme actuel ne mènent pas les peuples sur un bon chemin.

Il ne s’agit pas d’un thème mineur si l’on tient compte du fait que les gouvernements progressistes ont profité d’une longue période de manque relatif de matières premières et de produits énergétiques. Cette situation a entraîné des hausses de prix de ces produits et une surproduction relative de biens et d’équipements industriels, dont les prix, eux, baissèrent. Cette dynamique du marché mondial a changé aujourd’hui, le supercycle des produits primaires semble terminé, ce qui limite l’utilisation de la dépense publique comme axe de la politique redistributive de ces gouvernements.

 

 

Nouvelles contradictions

 

Cela peut susciter de nouvelles contradictions. Les mouvements, encouragés par le discours papal, peuvent accentuer leurs demandes dans le cadre d’une situation économique qui n’est plus celle d’avant et montre de sérieuses limites. Des limites qui ne sont autres que celles du capitalisme dépendant de la région. Par conséquent, le développement des tensions pourrait mener non à une remise en cause du seul capitalisme mondialisé et sauvage, comme le préconise le pape, mais à une remise en cause du système capitaliste en tant que tel.

Dans ce cadre, l’activité de François […] prend un autre sens. Guillermo Almeyra, commentateur internationalement connu, n’a pas hésité à ranger cette politique papale dans la catégorie gramscienne de « révolution passive » : assumer les revendications sociales, mais en les corsetant dans une solution conservatrice, en limant leurs aspérités les plus subversives face au capital et en recadrant leurs objectifs.

Un délégué argentin, qui avait participé à la rencontre des mouvements sociaux, déclarait à son retour : «Chávez est mort, mais nous avons François». Une affirmation qui ne nous mènera pas à bon port.

Eduardo Lucita  membre du collectif des Economistes de gauche, Argentine

Version espagnole parue dans la revue Viento Sur : vientosur.info. Traduction de l’espagnol : Hans-Peter Renk. Adaptation et coupures de la rédaction.