Turquie

Turquie : Les élections, les Kurdes et la classe ouvrière

Notre rédaction s’est entretenue avec Roni Margulies, poète, militant et membre de l’organisation DSIP (Parti socialiste révolutionnaire des travailleurs) sur les élections récentes en Turquie.

Peux-tu revenir sur la situation politique et sur la campagne électorale qui a précédé les élections générales du 7 juin dernier

 

Il aurait été extrêmement surprenant que le pouvoir ne perde pas des plumes lors des dernières élections. Durant deux ans, le gouvernement a vacillé, passant d’une crise à l’autre. Partout ailleurs en Europe, n’importe laquelle de ces crises aurait conduit à la chute du gouvernement. 

Les problèmes ont commencé il y a environ deux ans, lorsqu’un mouvement assez similaire à celui de Occupy Wall Street ou des Indignés espagnols a occupé le Parc Gezi et a gardé le contrôle de ce parc central d’Istanbul durant deux semaines. 

Alors que les manifestations de solidarité se répandaient dans tout le pays, le gouvernement déchaînait une violence policière brutale, qui a été la cause de huit morts et de centaines de blessés grave. Même les partisans de l’AKP (Parti pour la justice et le développement au pouvoir) ont été choqués. Quelques mois plus tard, des allégations de corruption ministérielle ont émergé, portant sur des sommes extrêmement élevées. La réponse du gouvernement a été de persécuter le système judiciaire, de licencier et d’arrêter des procureurs et des juges et de blanchir les ministres de tous leurs méfaits par un vote du Parlement. 

Le troisième coup porté au gouvernement est venu d’un désastre, qu’il aurait été facile d’éviter, et qui a provoqué la mort de 300 mineurs l’année dernière. Alors que les mineurs organisaient des débrayages spontanés, le manque de sympathie des ministres pour les familles des victimes était clairement visible. Le gouvernement n’avait aucune intention de faire quoi que ce soit à propos des lois sur la sécurité et la santé des travailleurs, considérées comme inutiles, et cela était clair aux yeux de toutes et tous. 

Les succès électoraux de l’AKP au cours de ses dix premières années au pouvoir étaient basés sur le sentiment répandu de bien-être dans le pays, qui découlait de la stabilité politique et de la bonne santé économique, éléments qui ont permis à la Turquie d’éviter le pire de la crise des années 2007–2008, ainsi que du processus de paix avec le mouvement kurde. En deux ans, depuis le mouvement de Gezi, le sentiment de bien être a fait place à un malaise généralisé. L’économie a ralenti. Un mouvement ouvrier en plein essor a commencé à montrer sa force après de nombreuses années de passivité.

Le processus de paix kurde a perdu de son élan, alors que le gouvernement traînait des pieds de peur de perdre les votes des nationalistes turcs. Et surtout, la réponse brutale et autoritaire du gouvernement à tout signe de mécontentement a finalement retourné contre lui bon nombre de ses partisans. D’un autre côté, le soi-disant parti d’opposition social-démocrate, le Parti républicain du peuple (CHP), est si étroitement lié à l’Etat nationaliste et kémaliste, et à ses traditions anti-islam, que personne ne s’attendait à ce que ses votes n’augmentent, même dans une période où le gouvernement était en train de perdre des voix. Ainsi il devenait clair qu’aucun parti de l’establishment politique n’allait obtenir la majorité. Et c’est ce qui s’est produit.

 

 

Que signifie selon toi le succès de HDP et bien sûr du mouvement kurde? Quelles vont être les conséquences de ce résultat maintenant

 

Le succès de HDP, qui a largement franchi le seuil de 10 % et obtenu 80 dé­puté·e·s au Parlement, est extrêmement important pour de nombreuses raisons. Tout d’abord, il s’agit d’un grand coup porté au chauvinisme turc. La présence au parlement de 80 re­pré­sen­tant·e.·s du mouvement kurde est une gifle à l’Etat kémaliste et aux nationalistes turcs. En outre, leur présence signifie que le processus de paix peut continuer, et que Abdullah Öcalan, leader du PKK, qui négocie toujours avec l’Etat depuis sa prison, dispose maintenant d’un atout supplémentaire.

Enfin, il y a désormais au Parlement un parti qui défend non seulement les Kurdes, mais tous les secteurs opprimés de la société. Il va y avoir une véritable opposition. Et étant donné ce qui précède, il y a des chances qu’une telle opposition soit efficace face à une coalition gouvernementale faible et instable, et qu’elle rende la vie très difficile aux classes dirigeantes. 

Malgré ses efforts pour devenir un parti à l’échelle nationale, le HDP (Parti démocratique des peuples de Turquie) reste très étroitement lié au mouvement kurde. Pas seulement en termes de cadres et de mi­li­tant·e·s, mais aussi du point de vue de ses élec­teurs·trices. On pense que plus de 80 % des personnes qui ont voté pour lui étaient kurdes. Au cours d’années de lutte, le peuple kurde est devenu très politisé, s’est radicalisé et s’est mobilisé. Le résultat des élections est un autre indicateur de ce phénomène. Et c’est une chose extrêmement positive; cela force la classe dirigeante turque à la paix et à la démocratisation. Est-ce que le HDP peut se transformer en un parti de gauche au niveau national ? Cela reste à voir. Mais même s’il n’arrive pas à cela, ce qu’il a fait jusqu’à maintenant est d’ores et déjà d’une importance historique.

 

 

Depuis 13 ans, c’est la première fois que l’AKP ne remporte pas les élections. Il n’a pas obtenu la majorité absolue et une période de coalitions gouvernementales attend la Turquie. Que peux-tu nous dire sur le futur de l’AKP et de la Turquie

 

Il est assez peu probable que l’AKP retrouve sa force passée. Son aura d’invincibilité a à jamais disparu. Et toutes sortes de divisions au sein du parti commencent à se dessiner. Il est vrai qu’il a toujours 41 % des voix, mais il est mal en point. Il doit à présent former une coalition, soit avec le CHP, soit avec le Parti d’action nationale fascisant (MHP). Or, tous les partis qui participent à des gouvernements de coalition finissent en règle générale par perdre les soutiens dont ils disposent. Et l’AKP craint que s’il sort un jour du gouvernement, Erdogan et beaucoup d’autres leaders du parti puissent être poursuivis pour corruption. 

En regardant vers l’avenir, la période de stabilité politique et économique de ces 13 dernières années est terminée. Durant de nombreuses années, la Turquie a ressemblé à un oasis de paix et de tranquillité en marge d’une Europe turbulente et en crise. Maintenant, nous allons être comme le reste de l’Europe. Le mouvement kurde d’un côté, et une classe ouvrière de plus en plus active de l’autre, vont mettre une forte pression sur une classe dirigeante divisée, et qui fait face à des problèmes d’instabilité économique et politique. Une période de grandes opportunités s’ouvre pour celles et ceux qui luttent pour un monde meilleur.

 

 

Comme tu l’as dit, la dernière année a vu émerger un mouvement ouvrier plus combatif, particulièrement depuis le désastre de Soma qui a tué 300 mineurs il y a environ 14 mois. Il y a eu des grèves des travailleurs de la métallurgie avant les élections. Comment penses-tu que les conflits vont se développer dans le secteur industriel durant la période à venir

 

Dans le pays, les conflits sociaux dans l’industrie sont restés à un niveau très bas pendant la majeure partie des années de l’AKP. Ceci était dû en partie au fait que la majorité des tra­vail­leurs·euses soutenaient le gouvernement pour des raisons plus politiques qu’économiques, mais aussi parce que l’économie se portait plutôt bien. En outre, l’organisation du mouvement ouvrier turc avait souffert de nombreuses défaites, depuis les années 1980, l’amenant à se diviser et à perdre le sens de ses nombreuses traditions de lutte. L’affiliation aux syndicats a baissé de 9 %, et il y a aujourd’hui sept ou huit confédérations syndicales distinctes. Le niveau d’action politique au sein des industries a été extrêmement faible durant une très longue période. 

Tout ceci a commencé à changer l’année dernière. La raison apparente de ce changement a été une série d’accidents sur les lieux de travail, et plus particulièrement dans la mine de Soma, mais aussi sur les sites de construction, qui ont tué beaucoup de travailleurs. Il y a eu des débrayages spontanés sur de nombreux lieux de travail, dont certains n’étaient même pas organisés par des syndicats.

Le nombre de grèves, généralement assez faible, a commencé à croître sensiblement. La grève d’environ 15 000 ouvriers de la métallurgie dans le secteur de l’industrie automobile le mois dernier a été l’une des plus importantes depuis de nombreuses années. Le gouvernement a le droit légal de repousser les grèves de soixante jours pour cause de « sécurité nationale ». Il a ainsi reporté la grève de la métallurgie, comme il l’avait fait pour la grève des travailleurs du verre, quelques mois auparavant. Cela n’avait rien à voir avec la « sécurité nationale » bien sûr, et tous les tra­vail­leurs·euses l’ont compris clairement. Certains travailleurs ont tenté de défier l’interdiction, mais ils n’étaient pas assez forts pour cela. 

Une nouvelle génération de leaders jeunes est en train d’émerger sur les lieux de travail, et il semble presque certain que les luttes vont continuer et s’amplifier, en particulier si le ralentissement de l’économie commence à frapper plus durement les gens. Le niveau général d’organisation et l’expérience syndicale demeurent faibles, mais ceci ne peut être dépassé que par la lutte.

 

Entretien réalisé par Gazi Sahin pour solidaritéS. Traduit de l’anglais par notre rédaction.