Brésil

Brésil : Trois questions et trois réponses sur un triste dimanche

Pour comprendre la situation brésilienne après les manifestations massives de la mi-mars, nous publions un entretien avec Valerio Arcary, membre du conseil éditorial de la revue Outubro et militant du Parti socialiste des travailleurs unifié (PSTU). Ce texte est traduit de Correspondencia de prensa, Uruguay.

Quelle est la signification des manifestations du 15 mars?

 

Valerio Arcary : L’histoire peut être cruelle. Douze ans après l’élection de Lula à la présidence, l’épuisement du lulisme ouvre la voie à la réorganisation de la droite, avec une large base sociale au sein de la classe moyenne. Ce triste 15 mars a connu la plus grande manifestation réactionnaire de ce dernier demi-siècle.

Convoquée par Internet (à l’origine, par des groupes de la nouvelle droite et d’extrême droite), elle fut répercutée par les médias (presse, radios et télévision) et appuyée par le Parti de la social-­démocratie brésilienne (PSDB), grâce à une vidéo improvisée de Aécio Neves [candidat de droite à la présidence, ndt]. Ce tournant du PSDB – sous la pression de la nouvelle droite qui lui dispute sa base sociale et électorale – suggère que la politique du principal parti de l’opposition bourgeoise peut avoir changé de ton.

La manifestation du 15 mars fut si réactionnaire que l’unique comparaison raisonnable renvoie aux « Marches des familles, avec Dieu, pour la liberté », ayant précédé le coup d’Etat militaire de 1964. Depuis la fin de la dictature, les plus grandes mobilisations de masse furent progressistes : Directas Ya [pour l’élection présidentielle au suffrage universel, ndt], Fora Collor en 1992 [pour la destitution d’un président corrompu, ndt] et les journées de juin 2013.

Bien qu’avant le 15 mars les sondages aient mentionné la corruption comme principale motivation des manifestants, les consignes majoritaires réclamaient la chute du gouvernement. 

Un coup d’Etat « à la paraguayenne » [destitution de Fernando Lugo, en 2012, ndt] serait une issue réactionnaire à la crise politique. Une destitution de Dilma Roussef par le Congrès national, suite à des manifestations basées sur la mobilisation du ressentiment de la classe moyenne, aboutirait à la présidence de Michel Temer [actuel vice-président]. Une coalition gouvernementale du Parti du mouvement démocratique brésilien (PMDB), du PSDB et des Démocrates (DEM, ex-Parti du Front libéral) lancerait de brutales attaques antisociales et un ajustement fiscal impitoyable, avec des aspects de récession imprévisibles.

Le contenu des manifestations – antidémocratique, antipopulaire et en partie anticommuniste – exprimait une haine féroce contre le Parti des travailleurs (PT) et la gauche : au nombre des épisodes lamentables, les pancartes demandant «l’intervention militaire», les marionnettes de Lula et de Dilma pendues [ndt: dans le style importé et utilisé par le paramilitarisme colombien au Venezuela et au Honduras], les affiches clamant «Un bon communiste est un communiste mort» ou «Nous voulons seulement le ministère public et la police fédérale», les menaces de mort contre João Pedro Stédile [dirigeant du Mouvement des sans-terre, ndt].

Bien que la destitution de la présidente ait été revendiquée le 15 mars, les réactions immédiates n’indiquent pas une modification de la politique de la bourgeoisie. Pour l’instant, la « ligne vénézuélienne » ne l’emporte pas. Les poids lourds de la classe dominante ne préconisent pas le boycott du gouvernement. Ce n’est pas la politique d’Obama à Washington. Dilma Roussef a reçu un appel réconfortant du vice-président des USA, Joe Biden, et la confirmation de la réunion du sommet de Panama.

La « ligne vénézuélienne » signifie un projet de campagne, ces prochaines semaines, avec de nouvelles manifestations autour du Congrès national pour demander la destitution de Dilma Roussef.

La nouvelle droite, appuyée par les enragés d’extrême droite (renforcés par le succès du 15 mars et par l’adhésion en dernière heure d’un PSDB cédant à leurs pressions), préconise cette tactique. Ces courants ne doivent pas être sous-estimés. Ils tenteront à nouveau d’exprimer dans la rue l’opposition grandissante au gouvernement, surtout dans la classe moyenne.

Si la politique bourgeoise dominante changeait, la situation serait différente. Elle rendrait possible l’unité d’action contre la destitution. S’il existait un danger immédiat ou réel de coup d’Etat « à la paraguyenne », la gauche devrait s’unir contre la destitution. Mais la politique a ses rythmes. Le peuple de gauche doit avoir le sang chaud, en gardant la tête froide.

Tant que la situation ne change pas, nous ne devons pas céder un millimètre à la pression gouvernementale. Nous maintenons notre position : que la Centrale unique des travailleurs (CUT), le Mouvement des sans-terre (MST), l’Union nationale des étudiants (UNE) et la Consulta popular rompent avec le gouvernement, qu’ils s’unissent pour défendre les revendications des travailleurs et de la jeunesse. Aucune légitimation du gouvernement.

 

 

Qui était dans la rue?

 

Les manifestations du 15 mars furent dominées par le ressentiment de la classe moyenne. A Porto Alegre (l’une des plus grandes mobilisations du pays), une enquête indique la composition sociale des manifestants : 40 % des personnes interrogées gagnent plus de 10 fois le salaire minimum; 31,9 %, de 6 à 10 fois le salaire minimum; 22,7 %, de 3 à 5 fois; à peine 5 %, 1 à 2 fois.

Cette composition sociale peut avoir prédominé dans tout le pays. La corruption fut évidemment le motif principal. Mais le mal-être de la classe moyenne s’est déjà exprimé lors des élections de 2014. L’insécurité chronique de la vie urbaine (augmentation des vols, des agressions, permanence de taux d’homicides très élevé) alimente un profond mécontentement. L’augmentation des loyers, des coûts de la santé, des mensualités scolaires, des parkings, des loisirs, de l’impôt sur le revenu, enfin de tous les services, frappe durement la classe moyenne, qui estime ne rien recevoir de la part de l’Etat.

La répercussion dramatique de l’opération Lavajato (un détournement de fonds publics dépassant tous les cas précédents, qui pourrait atteindre 1 milliard de dollars) a nourri la colère de la classe moyenne, qui rêve de consommer et d’avoir un gouvernement honnête et technique; sa vision du monde repose sur une idéologie méritocratique, selon laquelle l’inégalité sociale n’est pas en soi mauvaise, car ayant des fondements « naturels ». La classe moyenne est attirée par l’idée d’un gouvernement ou d’un despote éclairé, si celui-ci se révèle compétent et trouve de bonnes solutions pour tous.

Or, la stagnation économique, la pression inflationniste, la dévalorisation de la monnaie, les licenciements massifs dans l’industrie ont aussi un fort impact chez les travailleurs. La classe moyenne est très hétérogène. Elle peut se diviser, si la classe ouvrière entre en scène avec tout son potentiel social. Là réside l’espoir : une partie de la classe moyenne peut s’orienter vers la gauche.

 

 

Pourquoi la crise politique va-t-elle s’aggraver?

 

Le gouvernement est paralysé par la résistance du bloc dirigé par Cunha et Calheiros [PMDB, respectivement président de la Chambre des députés et du Sénat, réd.], appuyés par l’opposition bourgeoise au sein du Congrès. Changer la composition du gouvernement, en y intégrant un secteur plus collaborationniste du PMDB, ne correspond pas à la gravité de la crise. La réponse gouvernementale conçoit de manière défensive la riposte : une mobilisation de masse « légitime » et « pacifique » et une exaltation de la démocratie. Le gouvernement annonce des mesures contre la corruption. 

Mais la coalition gouvernementale au Congrès n’a aucune cohésion pour impulser la réforme politique et un programme anticorruption. La crise économique s’approfondit et les mesures d’ajustement fiscal augmentent l’insatisfaction populaire. 100 jours après son investiture, Dilma se trouve dans une situation instable, car son gouvernement attaque la jeunesse et la classe ouvrière, dont la majorité est aujourd’hui dans l’opposition.

La nouvelle droite et l’extrême droite redescendront dans la rue. Le PSDB se joindra-t-il à cette escalade de la nouvelle droite pour appuyer la destitution de la présidente ou reculera-t-il ?

L’opposition de gauche doit impulser, avec fermeté et courage, la mobilisation sociale contre les attaques frappant les travailleurs et la jeunesse. 

 

Traduit et adapté de l’espagnol par Hans-Peter Renk