La longue durée du «printemps québécois»

Depuis déjà un certain nombre d’années, de grandes mobilisations populaires ont lieu aux quatre coins du monde. On en prend note quand les médias en parlent, ce qu’ils font quand ces mouvements atteignent leurs points culminants. Généralement, on passe vite à autre chose, comme si l’occupation de la place Tahrir, ou les grandes confrontations à Madrid, Athènes, Istanbul, Bangkok et ailleurs, étaient des irruptions soudaines et de courte durée…

C'est ce qui a été rapporté notamment sur le « printemps québécois » amorcé en 2012 par une spectaculaire grève étudiante qui s’est vite transformée en mouvement citoyen d’une ampleur sans précédent. Trois ans plus tard, un nouveau « printemps québécois » s’esquisse autour d’une coalition beaucoup plus large : étu­diant·e·s, syn­di­qué·e·s du secteur public, usagers·ères des services et en fin de compte, toute une multitude, qui se lève contre le « 1 % ».

 

 

Un mouvement en profondeur

 

D’emblée, ce « printemps québécois » n’est pas un épiphénomène ni une réaction momentanée à telle ou telle politique gouvernementale. Bien sûr en 2012, il y a eu le « déclencheur » de la grève étudiante contre la hausse projetée des frais de scolarité universitaire. Mais si on regarde attentivement ce qui s’est passé, on voit bien les étapes qui ont permis au mouvement populaire d’accumuler des forces tout au long de la décennie.

En 2000 par exemple, une formidable mobilisation a été mise en place par la Fédération des femmes du Québec. En 2001, le « Sommet des peuples » des Amériques à Québec a coalisé les organisations contre les projets de libre-échange promus par les gouvernements des Etats-Unis et du Canada, ce qui s’est conclu par une relance des mobilisations à travers l’hémisphère et la défaite subséquente des projets en question.

En 2003 au moment de l’élection d’un gouvernement néolibéral de choc au Québec, des grèves et des manifestations ont forcé le régime à un honteux repli. En 2006, rebelote avec les étu­diant·e·s qui à la surprise générale paralysaient les universités et imposaient encore une fois la suspension des mesures anti-étudiantes.

En 2011, une grande mobilisation a forcé l’arrêt des projets d’exploitation du gaz de schiste, à travers de vastes coalitions impliquant paysans, suburbains, écolos, Premières nations. Dans le sillon du mouvement Occupy, des ci­toyen·ne·s ont installé des campements permanents dans plusieurs villes y compris Montréal et Québec. Et finalement le mouvement de 2012 qui, tel qu’évoqué auparavant, a duré 5 mois, mobilisé environ 500 000 personnes (sur une population de moins de 8 millions), forcé la démission (et la défaite électorale subséquente) du gouvernement.

A travers ces épisodes, il y a eu bien sûr le travail « de fourmi » des organisations populaires, des étu­diant·e·s, des femmes, des écolos, des syndicats et des autres. Il y a eu parallèlement la consolidation de grandes coalitions (la plus importante étant la coalition Mains rouges) où presque tout le monde a accepté de collaborer aux luttes des uns et des autres. Et il y a eu l’essor de Québec Solidaire, qui est ressorti comme le début d’une alternative politique; il réunissait non seulement la gauche politique mais aussi plusieurs secteurs du mouvement populaire.

 

 

La nouvelle offensive de la droite

 

On se retrouve donc en 2015 avec une nouvelle polarisation. Le « 1 % », conscient de ses défaites passées, a fait le « ménage » de ses instances politiques et organisationnelles, unifiant les diverses factions autour d’un projet cohérent pour faire effacer les avancées du mouvement populaire. Cette coalition se regroupe autour de plusieurs partis de droite au programme quasiment identique, fortement appuyés par l’univers médiatique monopolisé par quelques méga-entreprises. La bataille des idées menée met alors en avant deux priorités. Il y a d’abord la «nécessité de l’austérité», présentée comme une quasi religion, «incontournable» et nécessaire, sinon le Québec deviendra la Grèce ou le Venezuela !

Cette bataille, les dominants n’ont pas réussi à vraiment la gagner, en partie parce qu’elle repose sur des arguments fallacieux, que même le FMI a contredit dernièrement ! Il y a donc parallèlement un autre champ de bataille autour de la question sécuritaire. Selon l’Etat, le Québec (et même l’ensemble du Canada) est littéralement menacé d’une invasion terroriste. Quelques incidents isolés sont utilisés non seulement pour faire peur mais pour profiler une grande partie de la population (im­mi­grant·e·s, ré­fu­gié·e·s, populations d’ascendance islamique ou arabe). C’est la guerre-de-tout-le-monde-contre-tout-le-monde, pour justifier le détournement des fonds publics vers la militarisation et aussi, et surtout, vers une panoplie de législations liberticides semblables à celles qui sont imposées aux Etats-Unis et dans plusieurs pays européens. Evidemment avec tout cela, on « oublie » le reste.

 

 

D’un printemps à l’autre et au-delà

 

C’est devant cette nouvelle offensive que le mouvement populaire se mobilise. Depuis octobre dernier (2014), plus de 700 mobilisations ont eu lieu d’un bout à l’autre du Québec, dans les grandes et moyennes villes et même dans les patelins reculés. Même si les médias ne peuvent cacher des manifestations de 150 000 personnes (novembre 2014), de 80 000 personnes (avril 2015), on occulte le travail en régions où des coalitions inédites sont animées par des syndicats, des étudiants et plusieurs autres secteurs, y compris assez souvent des élus municipaux, En effet, la « réingénierie » espérée par le régime actuel implique un véritable massacre des régions où seront fermées de nombreuses institutions scolaires et de santé au nom de la nécessaire « austérité ».

Une « coalition de coalition » coordonne ses mouvements qui doivent aller vers une grande journée de mobilisations et de perturbations le premier mai prochain, ainsi que diverses actions tout au long de l’été conduisant possiblement à des mouvements grévistes de très grande envergure à l’automne prochain.

Jusqu’à maintenant, la polarisation demeure. En plus de jouer sur la peur, le régime utilise les  hésitations et les divisions de certains mouvements. Les étu­diant·e·s, par exemple, ne sont pas parvenus à étendre suffisamment le mouvement de grève, comme ils l’avaient fait en 2012. Certains groupes se sont lancés dans des actions de commandos mal pensées. La grève qui se voulait un départ pour un mouvement social plus large n’a pas atteint ses résultats même si, plusieurs dizaines de milliers d’étu­diant·e·s ont encore une fois démontré leur combativité et leur détermination autour des principales organisations comme l’Association pour une solidarité syndicale étudiante (ASSÉ).

L’approfondissement et l’extension du mouvement dépendent de plusieurs facteurs dont la jonction entre les mouvements étudiants et citoyens et les 350 000 em­ployé·e·s du secteur public qui se retrouvent face aux politiques d’austérité dont l’impact serait une formidable régression des conditions de travail et de salaires non seulement pour le secteur public, mais pour l’ensemble des sa­la­rié·e·s. Pour le moment, les trois grandes confédérations syndicales (CSN, FTQ, CSQ) discutent encore des moyens à mettre en place pour confronter ces politiques.

Bien qu’il soit impossible de prévoir la suite des choses, on peut penser sans naïveté ni romantisme que le mouvement populaire québécois est bien engagé dans une bataille de durée. Comme on le dit chez nous, c’est un marathon et non un sprint… 

 

Pierre Beaudet

Professeur à l’Ecole de dévelop­pement international et de mondialisation, Université d’Ottawa, éditeur des Nouveaux cahiers du socialisme (Montréal), membre du conseil du FSM et du réseau Penser l’émancipation