Des femmes contre le féminisme... vraiment ?

Depuis le mois de juillet dernier, la campagne Women against feminism sévit sur la toile. Le principe est simple : des femmes se prennent en photo avec un message qui explique pourquoi elles n’ont pas besoin du féminisme. Parti des Etats-Unis, cet étrange « mouvement » s’est internationalisé à une vitesse 2.0 et recueille chaque jour de nouveaux messages, provenant pour l’essentiel de jeunes femmes. L’occasion de rappeler la nécessité d’un combat parfois trop vite mis de côté.

Difficile en effet de ne pas être cho­qué·e face à cette succession de messages plus ou moins virulents dirigés contre le mouvement féministe et les féministes. En y regardant de plus près, on voit se dessiner différents types d’arguments. On retrouve d’abord le discours sexiste déjà bien connu, imbibé de morale et de conservatisme. On peut lire par exemple : «je n’ai pas besoin du féminisme car je m’engage à aimer, honorer et obéir à mon mari», ou encore «les féministes méprisent les joies de la maternité». On pourra classer dans cette même catégorie les arguments du genre «les femmes sont plus faibles, physiquement et émotionnellement, c’est pourquoi elles ont besoin des hommes.%u200A» Or, ils a beau faire grincer des dents, ce type d’arguments n’est pas forcément le plus problématique, et c’est là où ça se corse.

 

Libre, donc antiféministe ?

 

Une seconde catégorie, un peu grossièrement définie certes, pourrait être celle de la femme blanche, occidentale, prétendument « libérée » : «je n’ai pas besoin du féminisme car j’ai déjà les mêmes droits que les hommes». D’abord, c’est oublier que si les femmes ont effectivement acquis un certain nombre de droits au cours des dernières décennies (avortement, droit de vote, meilleur accès au monde du travail, etc.), c’est précisément grâce aux luttes féministes. Ensuite, c’est nier ou ignorer qu’il persiste, y compris dans le « meilleur des mondes occidental », des inégalités importantes entre hommes et femmes (salaires, répartition des tâches domestiques, hyper-sexualisation des corps féminins, agressions, etc.). C’est ignorer aussi que les droits des femmes sont régulièrement remis en cause par une part importante de la société partisane d’un retour à un modèle traditionnel, comme dans le cas de l’avortement. Enfin, même en supposant que certaines femmes, dans certaines régions du monde, aient le sentiment d’avoir les mêmes droits que les hommes, il est pour le moins curieux de les voire mépriser un combat encore indispensable pour de nombreuses femmes à travers le monde. C’est une chose de se sentir «libre» et «égale», c’en est une autre de clamer son opposition à un mouvement qui s’est battu (et continue de se battre) pour y parvenir. C’est un peu comme si un blanc s’opposait au mouvement antiraciste pour la simple raison qu’il n’est pas victime de racisme.

On retrouve ce genre de raisonnement individualiste dans d’autres messages. «Je n’ai pas besoin du féminisme car je suis responsable de mes propres actes, je dois apprendre à me protéger seule». Bel exemple du triomphe de l’idéologie libérale individualiste et individualisante, dont le revers de la médaille n’est autre qu’une dépolitisation croissante des thématiques telles que le féminisme, ainsi que l’absence de perspectives collectives face aux problèmes sociaux et politiques. Une femme le dit d’ailleurs de manière très claire en revendiquant : «je ne veux pas politiser mon genre». De quoi faire bondir celles et ceux qui croient encore au slogan soixante-huitard affirmant au contraire que tout est politique…

Il est d’ailleurs intéressant de questionner aussi la forme. Que penser d’un « mouvement » qui ne s’exprime que sur internet ? Aucune forme de débat, aucune construction collective n’est envisagée, chacune écrit son message et se prend en photo seule devant son ordinateur, se sentant peut-être l’espace d’un instant membre d’une vague « communauté antiféministe internationale »… et puis quoi ?

 

Une lutte nécessairement collective

 

Pour en revenir au fond, ce qui est peut-être le plus dérangeant dans toute cette histoire, c’est que bon nombre des arguments avancés ne sont en fait rien d’autre que des arguments féministes. «Je veux être jugée sur mes capacités et non sur mon genre», «je respecte les hommes et les femmes, au fond nous sommes tous des êtres humains »… Ne s’agirait-il pas alors que d’une sorte d’incompréhension, plus que d’une opposition aux revendications féministes ? On peut se poser la question, quand on lit par exemple «je n’ai pas besoin d’écraser les hommes pour être comme eux». Pensent-elles réellement que le mouvement féministe a pour but d’écraser les hommes ? Quid des hommes féministes, ou alors c’est pour elles quelque chose qui ne peut raisonnablement pas exister ? Autre argument qui revient très souvent, l’expression du refus d’être victimisée. Or, se dire victime, ou se reconnaître victime dans telle ou telle autre situation, ce n’est pas la même chose que de se victimiser. Le mouvement féministe ne fait pas de la victimisation le moteur de sa propre force, bien au contraire.

En réalité, il semblerait que les critiques s’adressent d’avantage à un certain type de féministes caricaturées, accusées d’avoir tendance à donner des leçons aux femmes au sujet de leur émancipation. Mais alors, n’est-ce pas un peu fort de chercher à faire le buzz sur internet en discréditant des revendications politiques, au simple motif que l’attitude de certaines féministes les dérange ?

Mélange d’arguments sexistes traditionnels, de revendications ahistoriques et individualistes, frisant l’ignorance et la mauvaise foi, Women against feminism a le mérite d’apporter une preuve supplémentaire de l’actualité persistante du combat féministe, n’en déplaise à ses « membres virtuelles ». Le fait qu’il s’agisse en majorité de jeunes femmes dénote la perte de vitesse du mouvement féministe au cours de ces dernières années, preuve que rien n’est acquis et que la nouvelle génération de féministes a encore du pain sur la planche. L’occasion aussi pour le mouvement de continuer à questionner ses pratiques et ses discours, afin de poursuivre au mieux la lutte dans un monde où le collectif et le politique tendent à s’effacer toujours plus devant l’individu.

 

Giulia Willig