Le féminisme de rue, elles le créent

Le féminisme de rue, elles le créent



Nous publions la traduction d’une interview de Julieta Ojedo de Mujeres Creando (Femmes qui créent) réalisée par Sophie Styles, parue dans Z Magazine de juin 2002. Julieta Ojedo est une des membres actives du collectif féministe autonome basé à la Paz, en Bolivie. Leurs activités principales incluent des publications, l’action concrète ainsi que la gestion d’un petit centre culturel. Mais on connaît surtout le groupe pour ses graffitis toujours signés Mujeres Creando. Quelques unes d’entre elles viennent de subir des traitements dégradants par les forces de l’ordre boliviennes alors qu’elles tournaient un documentaire sur la sexualité et les violences. (voir encadré).



Comment êtes-vous devenue active au sein de Mujeres Creando?



Le groupe existe depuis dix ans mais je l’ai connu il y a neuf ans à travers ses activités à l’université, comme les peintures murales et différentes actions. C’était un groupe d’un genre tout à fait nouveau. A l’époque personne ne parlait de ce type de féminisme militant, radical, un féminisme de rue, du quotidien.



Bien sûr le gouvernement parlait des droits des femmes à la radio et dans les journaux et aussi de certaines lois pour les femmes, mais jamais d’un féminisme qui nous engagerait dans une quelconque forme de lutte ou qui nous politise. Le féminisme de Mujeres Creando était au contraire bien réel et tangible.



En m’engageant auprès de Mujeres Creando, j’ai découvert un genre de féminisme intuitif et ai réalisé que l’activité politique n’appartient pas aux seuls partis politiques ou aux groupes organisés mais qu’elle se développe dès que nous prenons conscience de nos actions et décisions.



A l’université il y avait de nombreux groupes de gauche – Trotskystes, Maoistes, Guevaristes – mais j’ai senti que je ne pourrais être moi-même dans aucun de ces groupes. Ce fut tout à fait différent avec Mujeres Creando. Je pense qu’à travers le féminisme, les femmes apprennent à se connaître elles-mêmes ainsi que les autres, avec tout leur potentiel, leurs forces, leurs faiblesses et découvrent une liberté qu’elles font sans cesse évoluer.



Pouvez-vous décrire Mujeres Creando?



Nous sommes un groupe de femmes et nous différons d’autres groupes dont le sujet révolutionnaire est le prolétariat. Nous avons tenté de démystifier cette idéologie. Certains secteurs de la société sont opprimés et nous leur donnons de l’importance. Partant de notre condition de femmes et nos identités de femmes, nous pouvons affirmer nos propres luttes et nous battre contre les oppressions dans la société.



Nous avons également constaté que nous venons d’une classe sociale particulière, que nous avons nos propres origines ethniques, que nous sommes d’âges différents et que nous faisons partie de la société. Dans ce sens, nous ne luttons pas seulement pour les droits des femmes ou pour les questions qui concernent les femmes, mais contre tout type d’oppression.



Comment êtes-vous organisées? Comment prenez-vous les décisions?



Il suffit de prendre l’initiative. Nous ne nous consultons pas pour tout ce que nous entreprenons, bien que nous partagions parfois les mêmes responsabilités, comme le travail dans des secteurs très spécifiques. Par exemple, certaines d’entre nous s’organisent à l’université, d’autres avec des employées domestiques, d’autres avec des femmes des zones rurales. Si une initiative nous plaît à toutes et que nous pouvons toutes y participer, nous nous engageons et aidons à l’organisation. Pour nous, il est primordial de ne pas nous interférer les unes les autres et que chacune prenne ses propres décisions, mette en avant ses initiatives sans se sentir inhibée.



Quelle sorte d’actions avez-vous organisé?



Nous sommes des activistes de rue, des femmes créatives mais nous ne sommes pas des artistes et ne voulons pas appartenir à une élite artistique. Nous profitons de notre droit à créer et faire de nouvelles choses. La créativité complète notre pratique politique. Après avoir lancé notre journal il y a huit ans, nous nous sommes tournées vers les graffitis et les actions de rue ou actions créatives, comme nous les appelons. La rue est à nos yeux un important centre d’activité politique parce qu’elle nous permet d’interagir et d’être en contact permanent avec les gens. Mais nos actions n’ont pas seulement lieu dans la rue, parfois nous occupons d’autres espaces.



Au début, nous nous concentrions sur la dictature. Nous utilisons généralement des symboles au lieu d’être explicites. Nous faisons aussi du théâtre: pour représenter le sang, nous utilisons de la peinture; pour la mort, des croix; pour la joie nous partageons des fleurs et du pain avec la foule. Ça fait longtemps que nous réalisons ce genre d’actions. Il y a deux ans, nous avons fait un programme de télévision appelé «Créant des femmes» qui couvrait les différents sujets sur lesquels notre groupe travaille. Nous avons abordé les thèmes de la dictature, des ONG, du travail, de la justice. Par exemple nous nous sommes introduites dans le palais de justice et avons rempli les bureaux de poubelles. Nous avons également touché au lesbianisme, aux Barbies, au racisme, à tout sur quoi nous avons travaillé.



Quelle a été votre participation avec le mouvement des petits débiteurs?



Nous travaillions côte à côte avec l’association de débiteurs dont le mouvement est assez large. Nous avons dû repenser l’idée des actions créatives parce que nous collaborions avec un nombre important de personnes qui voulait protester pacifiquement. Par la suite, le mouvement est devenu violent par pur désespoir et pour un tas d’autres raisons.



Nous organisions des actions collectives auxquelles hommes et femmes participaient. Une fois nous avons fait une peinture murale : les gens ont enlevé leurs chaussures, ont mis leurs pieds dans la peinture et se soulevaient les uns les autres pour mettre leurs empreintes sur le mur. Les enfants ont fait la même chose avec leurs mains.



Cet acte symbolisait le parcours difficile et rigoureux que ces gens avaient suivi. En tant que mouvement, ils ont subi une grande répression. Au cours d’une autre action, nous nous sommes jetés par terre devant la police afin de ne pas être attaqués. Finalement, après avoir signé un accord en faveur des débiteurs, nous avons organisé un festival avec des fleurs et du pain. Les enfants ont commencé à partager le pain avec tout le monde représentant ainsi la nourriture des pauvres et le partage qu’ils font du peu qu’ils ont.



Décrivez-nous le contexte de l’occupation de la banque par les débiteurs et votre rôle.



Leur organisation était essentiellement constituée de femmes, c’est pourquoi nous avons travaillé en étroite collaboration. Nous avons ouvertement dénoncé les abus du microcrédit en Bolivie car les taux d’intérêts étaient trop élevés et quantités d’irrégularités ont été constatées dans les frais. Les dettes avaient doublé puis triplé. Quand le groupe est arrivé à la Paz, il demandait déjà l’annulation de leurs dettes.



Rapidement, nous avons réalisé que ces personnes étaient endettées auprès des institutions de microcrédit depuis une dizaine d’années. Elles avaient tenté de rembourser leurs dettes pendant tout ce temps mais avaient atteint un stade où elles ne pouvaient plus payer. Elles étaient ruinées, n’avaient plus un sou.




Répression brutale



Le 15 août, une équipe de vidéastes, dont faisait partie plusieurs militantes de Mujeres Creando, a été violemment agressée par les forces de police boliviennes, alors qu’elles réalisaient un documentaire sur la sexualité et la violence. Douze personnes ont été arrêtées, battues et ont subis des traitements dégradants lors de leur détention. Libérées, elles sont accusées d’actes et de manifestations obscènes. Maria Galindo, militante lesbienne de Mujeres Creando a été victime d’homophobie évidente. Elles sont soutenues par The International Gay and lesbian Human Rights Commission (IGLHRC). Elles ont porté plainte. On peut les contacter à leur adresse électronique suivante:



creando@ceibo.entelnet.bo



Nous avons organisé diverses activités avec elles, des actions aussi bien que des discussions sur des sujets comme les actions concrètes non-violentes. Nous avons amené des films là où elles logeaient à l’université et donné des cours expliquant quelles institutions internationales finançaient les banques boliviennes et les entités financières. Dans de nombreux cas, celles-ci utilisaient abusivement les fonds du microcrédit.



Les débiteurs étaient à la Paz depuis trois mois sans avoir pu être entendus ni par les présidents d’associations, ni par les banques, ni par les fonds privés, ni par les mutuelles, ni par les ONG. Entre-temps, beaucoup d’entre eux étaient tombés malades et avaient des problèmes respiratoires dus aux abondants gaz lacrymogènes qu’ils avaient reçu.



Afin que le grand public revoie son opinion sur les débiteurs, nous avons publié ensemble et vendu un journal. Beaucoup de gens pensaient qu’ils n’étaient que des bons à rien qui ne voulaient tout simplement pas payer leurs dettes. Mais les gens ont ensuite commencé à réaliser que ce n’était pas aussi simple et qu’en réalité les institutions financières pratiquaient l’usure et l’extorsion, arnaquaient les gens et exploitaient leur ignorance en leur faisant signer des contrats incompréhensibles.



Les débiteurs ont vraiment désespéré. Nous n’étions pas concernées par l’occupation parce que nous ne voulons pas utiliser la violence et en fait nous n’étions au courant de rien. C’est un groupe qui a décidé d’occuper l’agence de surveillance des banques. Nous avons été mises au courant par la radio et nous sommes immédiatement mêlées à l’histoire puisque nous avions tellement travaillé ensemble jusqu’à ce jour. Une personne de notre groupe s’est rendue dans l’immeuble de l’agence pour essayer d’empêcher un massacre d’avoir lieu, puisque la police se tenait prête à y rentrer et faire feu. Une autre camarade a rejoint la table des négociations. Ce fut un moment très tendu, Mujeres Creando a pu faire en sorte que tout le monde s’assoie ensemble et finalement un accord en faveur des débiteurs a été trouvé. Leurs dettes n’ont pas été effacées mais de nombreux dossiers ont été examinés et l’agence de surveillance s’est occupée de contrôler ce qui se passait dans les institutions financières par rapport au microcrédit. Nous avons empêché les huissiers de saisir les propriétés des débiteurs durant 100 jours. Les cas pour lesquels ils s’étaient plaints d’irrégularités ont été révisés et quand les femmes avaient payé plus que ce qu’elles devaient, les dettes ont été effacées. De nombreuses victoires ont été acquises.



Actuellement, ils s’organisent dans leurs communautés. Nous allons conjointement préparer un séminaire international sur l’usure et les taux d’usurier. Ce sont des politiques du capitalisme et du néolibéralisme. Mais les débiteurs n’ont pas d’argent ni de ressources et nous devons trouver comment le microcrédit pourrait les aider au lieu de les appauvrir.



Quels autres actes avez-vous préparé contre le néolibéralisme?



Nous avons également fait des actions contre Coca-Cola et MacDo, lancé des publications. Nous avons été parmi les premières associations à dénoncer l’Accord Multilatéral sur l’Investissement en Bolivie. Nous avons beaucoup promu les événements de Seattle, de Prague.



Sentez-vous que vous faîtes partie d’un mouvement global?



Je pense que oui. Notre but n’est pas de devenir des pionnières. Nous avons nos combats, nous proposons les changements sociaux que nous voulons, nous essayons de provoquer, mais nous ne croyons pas être les seules à changer la société. Nous savons que nous le ferons avec d’autres organisations dans le monde et en Bolivie et même si nous ne sommes pas d’accord avec de nombreuses formes d’organisation, nous savons que notre lutte est commune. Nous savons aussi que nous devons nous battre là où nous sommes, dans notre propre société.



Nous aimerions nous joindre à d’autres féministes autonomes dans le monde. En 1998, nous avons organisé la première rencontre de femmes autonomes d’Amérique Latine et des Caraïbes. En Amérique Latine existe une scission entre les féministes autonomes et le genre technocratique ou féministes institutionnelles qui travaillent dans les gouvernements ou dans d’importantes ONG. Nous avons été nommées commission d’organisation pour la première rencontre de féministes autonomes afin d’approfondir nos débats et réflexions. En tant que féministes autonomes d’Amérique Latine, nous avons mis en avant une foule d’alternatives ainsi qu’exploré des manières de coordonner nos luttes. Nous prévoyons l’organisation d’actions coordonnées avec d’autres femmes, d’autres groupes comme des anarchistes ou des écologistes.



Nous sommes déjà en contact avec des camarades espagnoles. Il y a aussi des points pour lesquels les femmes féministes d’Europe et du Nord en général peuvent être actives; par exemple sur la question des fonds qui arrivent en Amérique Latine au nom de femmes mais toujours par le biais de grandes ONG et des gouvernements. Cette solidarité est très utile aux femmes en Amérique Latine et aide à combattre le colonialisme. Nous aimerions que les femmes du Nord aident les femmes d’Amérique Latine par exemple pour des questions comme l’immigration ou la xénophobie ; pas comme une sorte de charité mais plutôt en tant que lutte commune.



Traduction et intertitre de la rédaction