«Deux jours, une nuit», des frères Dardenne

«Deux jours, une nuit», des frères Dardenne : La lutte est nécessaire, la lutte est belle

Présenté à Cannes et actuellement en salles, le dernier film des frères Dardenne explore les liens sociaux en tant de crise : solidarité, rivalité, détresse, bonheur. Avec pour fil conducteur, la lutte.

Lors du dernier festival de Cannes, le jury œcuménique (un jury indépendant du festival de Cannes, mais qui a la possibilité de récompenser un long-­métrage en lice dans la compétition officielle. Ce jury composé de chrétiens engagés souhaite promouvoir ainsi des films porteurs d’un message) a récompensé le film des frères Luc et Jean-Pierre Dardenne intitulé Deux jours, une nuit.

Ce drame met en scène l’histoire de Sandra, une ouvrière et mère de famille, qui, à peine sortie d’une dépression apprend son licenciement. Le patron de l’entreprise dans laquelle elle travaillait jusqu’alors, a profité de son absence pour procéder à une réduction d’effectif en échange d’une prime de 1000 euros pour les autres salariés. La décision votée par l’ensemble des employés laisse Sandra au chômage. Prétextant des irrégularités durant le vote, Sandra obtient l’organisation d’un nouveau vote, ce qui lui laisse un week-end, donc deux jours et une nuit, pour convaincre ses collègues de renoncer à leur prime et de lui permettre de conserver son emploi. 

 

La dissolution du tissu de solidarité

 

Ce film nous plonge dans la réalité de milliers de tra­vail­leurs·euses que ce soit en Belgique, où l’action se déroule, ou ailleurs, et pour qui 1000 euros représentent une somme considérable. Dans un monde dans lequel de plus en plus de ménages ont de la peine à boucler leur fin de mois, une telle prime constitue une occasion à ne pas laisser passer. Mais ici elle se fait au détriment d’autrui. Les frères Dardenne, qui sont connus pour leur engagement social, après avoir traité de questions telles que le chômage, les petits trafics en tout genre qui permettent de joindre les deux bouts, l’abandon d’enfants qu’on n’est plus en mesure d’assumer financièrement, mettent cette fois-ci en avant la concurrence et la rivalité entre employés, la dissolution du tissu de solidarité, la division des salariés ligués les uns contre les autres par le patron.

Ce film très poignant nous touche tous?; Marion Cotillard qui incarne le personnage de Sandra, nous attache à cette jeune mère de famille : son combat devient le nôtre. Le genre du film, un thriller, nous tient en haleine. En effet, jusqu’à la fin, nous ressentons, avec Sandra, la tension et l’angoisse face à son possible licenciement. Nous vivons avec l’héroïne chaque instant de ces deux jours et cette nuit de lutte qui sont déterminantes pour son avenir. 

Les frères Dardenne ont préféré la petite entreprise presque familiale à la multinationale?; d’une part, le combat de Sandra devient d’autant plus émouvant qu’il est plus humain et personnel?; par ailleurs, les salariés ne sont pas assez nombreux pour constituer un syndicat. La présence d’un organe de défense des travailleurs aurait orienté différemment l’histoire. En effet, Sandra doit affronter seule, avec le soutien de son mari, les autres employés et chercher à les convaincre. 

 

Isolés et divisés

 

Il n’y a pas de séparation des protagonistes dans des camps distincts et binaires du type d’un côté les patrons et de l’autre les travailleurs?; tous les salarié·e·s sont du même bord, tou·te·s cherchent à conserver leur emploi et à vivre mieux. Sandra elle-même comprend les situations de ses collègues, c’est pour cette raison qu’elle ne les stigmatise pas?; peut-être aurait-elle agi de la même manière ? D’ailleurs, ce n’est pas ce qui intéresse vraiment les Dardenne, qui ne jugent personne. Ils fustigent plutôt le système dans lequel on vit et qui «pousse les êtres à se réduire, à se flétrir, à se nier. Ils n’en sont pas très fiers, au demeurant, et c’est leur mépris vis-à-vis d’eux-mêmes qui suscite leur agressivité envers autrui.?» 1

Mis sous pression du contremaître de l’usine, la majorité des employé·e·s en ont peur, et ce, bien au-delà des horaires de travail, ce qui n’entraine qu’aliénation de leur conscience et division. Ainsi, on ne peut à avoir une lecture manichéenne de la réalité, il n’y a pas d’un côté les bons et de l’autre les méchants. Le film est d’autant plus fort que, dans pareils situations, nous aurions probablement également eu de la peine à faire un choix.

Ce film qui représente madame, monsieur tout-le-monde nous pose la question cruciale de nos limites et des extrémités que nous sommes prêts à atteindre pour sauver notre emploi voire notre vie. Une fois de plus, nous serions bien en peine de jurer de notre conduite?; il y a souvent un pas entre la théorie et la pratique. Toutefois, il faut aussi reconnaitre qu’en divisant la classe des tra­vail­leurs·euses, les pa­tron·ne·s visent à affaiblir justement toute solidarité de ce type?; le·la tra­vail­leur·euse se retrouve isolé et toute tentative de résistance et de lutte se retrouve d’autant plus aisée à mater.

A travers le personnage de Sandra, les frères Dardenne souhaitent nous montrer qu’il ne faut pas abdiquer : il est toujours possible de se battre et de recréer des liens de solidarité, et qu’il ne faut pas renoncer à lutter.

 

Camille de Félice