Cinéma

Cinéma : Dieu, le retour

La sortie d’un film sur Noé pointerait-elle le retour en force du religieux dans le cinéma « mainstream » américain ? En effet, dans de nombreux films et séries actuels, se fait sentir un fort vent de conservatisme. Reste à savoir s’il s’agit bien d’un tournant.

 

Cette présence d’un discours chrétien dans le cinéma américain n’est évidemment pas nouvelle, le religieux ayant toujours une place importante pour de larges secteurs de la société américaine et se retrouvant dans de nombreuses productions culturelles grand public. J’ai néanmoins le sentiment qu’on assiste à un retour au premier plan de cette dimension chrétienne dont l’aspect le plus visible réside peut-être dans la sortie du film Noé. Pendant les années les plus fortes de la crise, le cinéma mainstream présentait de très nombreux films pessimistes sur l’humanité, où le salut ne pouvait venir qu’en dehors d’elle : l’amour véritable devait se chercher les vampires, les modèles chez les super-héros ou les espèces extra-­terrestres comme dans Avatar ou District 9

 

Normalisation post-crise

Or, aujourd’hui que la crise serait prétendument derrière nous, un discours conservateur et religieux se fait beaucoup plus présent. Cela ne signifie évidemment pas que le mainstream précédent était révolutionnaire (rappelons de plus que l’année de sortie d’Avatar, l’Oscar avait été donné à Démineurs, un film glorifiant les soldats américains devant déminer des bombes en Irak). Ce à quoi on assiste aujourd’hui, c’est plutôt à une réarticulation du discours dominant vers un conservatisme beaucoup plus assumé où les valeurs et les figures chrétiennes jouent un rôle prépondérant, ce que j’entends montrer à travers différents exemples de productions à succès récentes. Ce processus se lit dans le mainstream, mais n’implique pas pour autant que ce conservatisme s’impose directement dans la population, notre journal étant revenu plusieurs fois sur l’actuelle recrudescence des mobilisations aux Etats-Unis, notamment autour du salaire minimum. 

La série à sensation True Detective démarrait dans la noirceur, avec un personnage envisageant l’humanité comme dépourvue de tout libre arbitre dans une vision cyclique du temps. Mais en toute fin du dernier épisode, Nietzsche se transformait soudain en figure christique, la temporalité se définissant alors comme une lutte entre le bien et le mal. Ici domine la figure du sacrifice individuel, où le salut ne saurait venir de l’entraide, de la solidarité, mais uniquement du choix de la pénitence et de l’obéissance aveugle aux principes moraux. Une telle figure entre fortement en résonance avec la situation d’enlisement de la crise et assène ce discours conservateur : «les choses ne semblent ne pas aller mieux, pourtant tu dois continuer à croire que le paradis se rapproche. Pour que celui-ci advienne, il ne saurait être question de se rebeller, de se rassembler. Chacun doit suivre sa voie d’ascète et accepter le sacrifice de sa propre vie et de son bonheur.?»

Matthew McConaughey, jusque-là plutôt habitué aux films à l’eau de rose, acteur principal de True Detective, a été oscarisé (en profitant d’ailleurs pour remercier avant tout et longuement Dieu), pour son rôle dans le film Dallas Buyers Club. Malgré un scénario qui évoque le SIDA et le changement d’un cowboy texan réac en militant de la cause gay après être devenu séropositif, le film transpire le conservatisme. Quelques escrocs existent, mais rien n’est à reprocher au système. Le salut vient à nouveau du sacrifice, de la rentabilité économique saupoudrée de ce qu’il faut de générosité. Même la valorisation de l’homosexualité ne permet pas d’échapper à ce constat : le gay y finit par être représenté simplement comme un homme qui aimerait être une femme, conçue ici de façon fortement sexiste, à savoir quelqu’un d’inconscient, qui fait le café et s’habille bien.

Noé évoque évidemment la Bible et Dieu?; le film est habité par la certitude que la vie humaine se doit d’obéir aux ordres divins et accepter le sacrifice. En dehors de Noé, sont présentés en repoussoir les hommes qui pensent que l’humanité peut choisir, que lorsqu’elle se rassemble, elle peut tout accomplir et s’opposer à Dieu. On se retrouve donc face au même discours conservateur. Mais Aronofsky parvient tout de même à dépasser ce simple récit pour s’amuser du potentiel cinématographique de la Bible, la scène montrant la création du monde étant très réussie. C’est bien la force du mythe qui intéresse avant tout le réalisateur, détournant le récit biblique vers une science-fiction peuplée d’êtres fantastiques dans une terre apocalyptique, ravagée par la soif de pouvoir d’une humanité détestable dont Noé est convaincu qu’elle mérite de disparaître. 

 

Exorciser par le récit fictionnel

Aucune des différentes productions qui ont été mentionnées jusqu’ici n’évoque la situation concrète actuelle, aucune ne parle de la crise, toutes se réfugient dans des récits de soumission, jetant l’opprobre sur toute forme de lutte collective. S’il fallait trouver un film à succès faisant de la crise économique son propos, il faudrait se tourner vers Le Loup de Wall Street de Scorcese. Ce dernier montre les excès d’un système où tout est guidé par une recherche de l’argent au mépris de la population et ne se refusant aucune arnaque. Pourtant, on peut se demander si la portée critique de ce film ne connaît pas les mêmes limites qu’Apocalypse Now. A l’instar de ce dernier pour le Vietnam, Le Loup de Wall Street n’aurait-il pas surtout pour but d’exorciser le traumatisme de la crise, de l’incorporer au récit national grâce à un récit finalement plus fictionnel qu’il ne laisse paraître, surpeuplé de codes culturels contemporains jouissifs (notamment la musique) ?

 

Pierre Raboud