Sida en Afrique: une aide néolibérale et raciste

Sida en Afrique

Une aide néolibérale et raciste

Treize millions de morts du SIDA dans les pays les plus affectés. Sans traitements ni soins, il y aura encore 68 millions de morts d’ici 2020. Aucun changement de stratégie n’est envisagé dans la lutte contre cette épidémie en dépit d’un échec écrasant.*


Dans son rapport dégrisant, ONUSIDA (2002)1 affirme que la prévalence2 du VIH croit au-delà de tout ce qu’on a imaginé. Elle s’étend très vite à de nouvelles populations d’Afrique, d’Asie, aux Caraïbes et en Europe de l’Est. Un tiers de la population adulte du Zimbabwe est infecté et l’épidémie continue à s’éten-dre même dans les pays où la prévalence du VIH était déjà très élevée. Au Botswana par exemple, pays au taux d’infection les plus hauts au monde, presque 39% de la population adulte vit avec le VIH/SIDA, or elle était sous la barre des 36% il y a 2 ans.


Le sida est en train de tuer jusqu’au quart de la population de nombreux pays d’Afrique australe. L’impact de la riposte internationale et nationale au sida – sur deux décennies d’activité intense et coûteuse – a été imperceptible. Pourtant, il n’y a aucune indication qu’ONUSIDA et ses partenaires remettent en cause leur approche, ni ne se demandent si elle n’est pas fatalement viciée.

Approche néolibérale, individualiste et raciste


Depuis plus de 20 ans, la communauté internationale travaillant dans le domaine du sida, s’acharne avec une obsession réductionniste sur le comportement individuel et l’acceptation implicite d’une théorie défaillante et d’essence raciste.



En ligne avec le dogme néolibéral, elle a «expliqué» la propagation du sida – et les très hautes prévalences en Afrique sub-Saharienne – en termes de comportement sexuel, individuel. Elle a exagéré le degré de contrôle des gens sur leur vie et ses conditions, et passé sous silence les facteurs macroéconomiques et politiques plus larges ainsi que la vulnérabilité induite par la pauvreté des populations par le biais de systèmes immunitaires très affaiblis.

250 fois plus de rapports sexuels?


Les prévalences moyennes chez la population adulte dans la plupart des pays d’Afrique Sub-Saharienne sont de 25%. Les chiffres pour l’Europe et pour la plupart des pays industrialisés sont en dessous de 0.1% et dans nombre de cas moins de 0.01%. Le comportement individuel ne peut absolument pas expliquer cette différence énorme qui impliquerait que les gens dans certains pays africains auraient 250 fois plus de rapports sexuels non protégés que d’autres en Europe, aux USA ou en Australie. Une épidémie aux proportions gigantesques est en train de démarrer en Asie du Sud-Est, où habite un nombre encore plus important de gens pauvres. Il sera intéressant de voir si la violence structurelle sera enfin invoquée pour expliquer la dynamique de la pandémie ou si l’on va «découvrir» que ces Asiatiques qui auparavant se comportaient si correctement ont en fait des moeurs sexuelles aussi «dissolues» que les Africains!

Une santé publique du 19ème siècle


Les leçons fondamentales de santé publique des 150 dernières années sont largement connues. On a bien compris que l’état de santé général des populations et leur capacité à combattre les infections – transmises sexuellement, par l’alimentation, l’eau, l’air ou autrement – dépendent avant tout de la nourriture, de l’eau, des conditions sanitaires et de logement.



Curieusement, dans le cas du VIH/SIDA, on a passé sous silence les systèmes immunitaires sérieusement déficients en tant que facteur de vulnérabilité et déterminant des très hauts taux d’infections dans les populations les plus pauvres.

Le microbe n’est rien: le terrain est tout (Pasteur)


Focaliser l’attention sur le comportement individuel est presque aussi absurde dans la riposte au sida que ce le serait dans la riposte à la tuberculose. Contre la tuberculose une approche sérieuse n’exhorte pas d’abord les gens – dans les zones à haute prévalence – à ne pas trop souffler les uns sur les autres. Elle aborde la question des améliorations sanitaires, nutritionnelles et d’habitat qui déterminent leur vulnérabilité aiguë. Face aux faits, le bon sens voudrait qu’on reconnaisse que des environnements physiques et économiques à haut risque associés à des systèmes immunitaires dangereusement affaiblis, rendent les gens très susceptibles aux infections de tout genre, y compris le VIH.

Une théorie raciste


La lutte contre le sida en Afrique a été dominée par de persistants préjugés occidentaux sur la sexualité et les pratiques culturelles africaines (Gaussett 2001), peu éloignés de l’ethnopornographie des missionnaires et des anthropologues amateurs du 19ème siècle. On a relevé que sans la pénicilline, l’Europe à la fin des années 40, ravagée par la guerre, aurait été dévastée par des épidémies de syphilis et de gonorrhée. «De telles épidémies sont le résultat naturel d’une combinaison d’hommes sans contraintes sociales et de femmes sans moyens de survie pour elle-mêmes ni pour leurs familles – une situation qui n’est pas dissemblable à celle qu’affrontent les Africains contemporains» (Poku 2001 p.194-5). Il semble que les taux d’activité sexuelle ne varient pas énormément entre populations (quoiqu’il y ait dans chaque population des groupes qui prennent plus de risques ou qui en subissent plus). Ce qui ressort systématiquement de la littérature, c’est que des rapports sexuels multiples, répétés, occasionnels et non protégés sont fréquents en Afrique, en Europe, aux USA et dans certaines parties d’Asie – les hommes ayant en général plus de partenaires que les femmes (OMS 1995).



En outre, les taux/types d’activité sexuelle ne semblent pas avoir une relation claire avec la prévalence d’infection au VIH. Une étude importante (Carael et Holmes 2001) entreprise par ONUSIDA dans quatre villes d’Afrique subsaharienne, a démontré que la plupart des paramètres de comportements sexuels à risque n’étaient pas plus fréquents dans les sites à haute prévalence que dans les sites à basse prévalence.

La question du genre comme diversion


Selon la doctrine d’aujourd’hui, «pour contrôler l’épidémie nous devons lutter contre sa cause profonde – l’inégalité de genre» (Rao Gupta 2002). Personne ne conteste le fait que les femmes, surtout dans les pays en développement, soient non seulement plus vulnérables biologiquement aux infections transmises sexuellement, mais qu’elles soient aussi extrêmement vulnérables socialement, culturellement et économiquement. Les femmes se trouvent obligées d’échanger des rapports sexuels contre des faveurs matérielles pour leur propre survie et celle de leurs enfants, dans nombre de pays et de communautés pauvres. Néanmoins, les femmes en Europe encourent de toute évidence bien moins de risques que les hommes en Afrique. En effet, si on prend comme indicateur approximatif, les taux de prévalence moyens de moins de 0.1% et de 25% respectivement pour l’Europe et l’Afrique subsaharienne, il devient clair que ni le comportement individuel ni l’inégalité entre les sexes ne sont responsables de la propagation ou du caractère de la pandémie. Les femmes en Afrique subsaharien-ne courent un risque d’infection au VIH qui est 500 à 1000 fois plus grand que celui des femmes dans le reste du monde. Un écart inexplicable par des différences de comportement sexuel entre hommes africains et hommes européens. Si ce débat apolitique sur le genre n’a fait que déplacer la responsabilité, du peuple africain sur les hommes africains, il a échoué.

Sida de la pauvreté et de l’impuissance

Les pauvres sont plus vulnérables que les riches, nonobstant la vulnérabilité transitoire des hommes assez aisés pour se procurer des services sexuels professionnels dont on a énormément parlé. 95% des infections se trouvent dans les pays en développement; 70% en Afrique subsaharienne, où plus de 80% des morts ont eu lieu. Les femmes sont plus vulnérables que les hommes, les jeunes femmes beaucoup plus vulnérables que les jeunes hommes (les taux d’infections chez les 15-19 ans dans certains pays sub-Sahariens sont 4 à 5 fois plus élevés chez les femmes que chez les hommes). Les «minorités» opprimées et marginalisées, les Noirs et les Hispaniques aux USA, les réfugié-e-s et les enfants des rues sont partout plus vulnérables que les «majorités» dominantes.

Vulnérabilité indépendante du comportement individuel

Des explications plausibles, en termes de vulnérabilité biologique, pour les taux de prévalence vertigineux parmi les populations pauvres n’ont reçu que très peu d’attention. Il est pourtant notoire que la malnutrition et les co-infections chroniques aux maladies de la pauvreté, notamment les infections parasitaires, la tuberculose, le paludisme et autres maladies tropicales, détériorent et entravent sérieusement les fonctions immunitaires et sont responsables de la plupart des maladies infectieuses. Est-ce déraisonnable de supposer que les personnes séronégatives dont le système immunitaire est affaibli par la malnutrition et constamment mis à l’épreuve par des co-infections, soient plus susceptibles à l’infection VIH; et que les personnes VIH séropositives, dans les mêmes conditions, soient plus infectieuses?

SidaN: syndrome de déficience immunitaire acquis par la Nutrition


Les effets néfastes, même dévastateurs, de la malnutrition, la sous-alimentation et les déficiences nutritionnelles spécifiques sur la fonction immunitaire, la vulnérabilité à l’infection ainsi que sur la capacité de lutte après infection ne font pas de doute. Le ménage Africain moyen se trouve coincé dans un cycle infernal de pauvreté, de production alimentaire insuffisante, de bas revenu, de santé précaire, de malnutrition, de système sanitaire déficient et de maladies infectieuses. La sécurité alimentaire comme prévention primaire, doit être un axe stratégique prioritaire dans la lutte contre le sida en Afrique. En outre, avec l’eau et les systèmes sanitaires, elle présente l’avantage inestimable de réduire simultanément la vulnérabilité à toutes les maladies de la pauvreté.

Le sida et autres maladies de la pauvreté s’exacerbent mutuellement


Les co-infections non seulement détériorent la fonction immunitaire mais elles augmentent aussi la viralité – la quantité de virus qui circule dans le corps. Une viralité élevée, est associée à un risque accru de transmission. Les infections parasitaires, qui affectent plus d’un quart de la population mondiale très majoritairement dans les pays pauvres, jouent vraisemblablement un rôle central dans les taux alarmants de transmission du VIH et de la tuberculose. Certains chercheurs suggèrent que pour contrôler ces épidémies, il faut d’abord contrôler les infections parasitaires. Les seules co-infections qui ont reçu l’attention méritée sont les maladies sexuellement transmissibles – MST- qui, on le sait, accroissent de façon substantielle la vulnérabilité à l’infection VIH. Or les modes de transmission des MST sont exactement les mêmes que pour le VIH – il s’agit d’infections circulant dans le sang transmissibles sexuellement. De ce fait, le centrage sur le comportement individuel et l’autonomie personnelle n’est pas remis en question. Ceci n’aurait pas été le cas si la co-infection à prévenir ou contrôler était l’entérite ou la parasitose.

Pauvreté et impuissance


A l’exception de quelques ONGs courageuses, la communauté internationale travaillant sur le sida refuse obstinément de considérer la pauvreté, l’impuissance et l’inégalité comme les causes profondes de la pandémie du sida et en tant que cibles centrales d’action. Ce n’est pas qu’elle ne parle pas de la pauvreté. Au contraire, c’est un sujet très à la mode en ce moment. Sur un ton moralisateur elle se lamente sur la persistance de la pauvreté mais, par un retournement logique pervers, elle prône des attaques massives sur quelques maladies mortelles (paludisme, tuberculose et sida) pour «créer la prospérité». Mais tous les soins de santé du monde livrés aujourd’hui à un Haïtien ou un Tanzanien ne lui amèneront pas la prospérité demain!



Les liens avec la pauvreté ont été reconnus mais uniquement en tant qu’impact économique du Sida sur les communautés locales, en particulier sur leur productivité, plutôt que comme cause profonde de la vulnérabilité extrême à toutes les infections, y compris le VIH. Bien que certains facteurs socio-économiques comme le travail des migrants, la prostitution pour survivre, l’inégalité des genres et les déplacements de populations aient été considérés comme favorisant la vulnérabilité, les solutions proposées sont toujours centrées sur l’action résiduelle possible au niveau du comportement individuel. Un exemple éloquent: l’approvisionnement en préservatifs à la sortie des mines en Afrique du Sud aux dizaines de milliers de travailleurs migrants qui peinent à remonter l’or à la surface pour les compagnies transnationales appartenant à des blancs. Considérer la pauvreté et l’impuissance comme causes profondes du sida, menacerait ces modes d’exploitation. Cela impliquerait un changement de l’ordre économique mondial, une redistribution massive des ressources de la Terre, et la fin des relations fabuleusement exploitantes entre Nord et Sud.

Retour aux besoins fondamentaux

La déclaration de Alma Ata (Conférence Internationale sur les Soins de Santé Primaire) en 1978 reconnaissait explicitement les inégalités structurelles et les facteurs macroéconomiques comme déterminants de la pauvreté et donc de la santé des populations. Mais au début des années 80, le dogme néolibéral s’imposait déjà dans les forums internationaux et l’approche sur les «soins de santé primaire» a été plus ou moins abandonnée. Pourtant, le seul progrès possible en santé publique aujourd’hui c’est bien un retour à la sagesse de Alma Ata – avec, en cette fin de siècle de 20 ans d’expérience supplémentaires sur les effets néfastes du néolibéralisme sauvage. Le «triomphe» du capitalisme en Russie, par exemple, a été accompagné par l’effondrement des systèmes publics de santé et les augmentations spectaculaires des taux de maladie et de mortalité. La nourriture, l’eau, les systèmes sanitaires, l’éducation et les soins de santé primaires représentent la solution au sida en Afrique, comme partout ailleurs, pour toutes les maladies de la pau-vreté. Le renforcement de la résistance à l’infection des populations – la stratégie qu’ont adopté tous les pays riches – c’est ça la prévention primaire – bien plus primaire que les préservatifs ou les rapports sexuels protégés.

Agences de l’ONU: mordre la main de qui les nourrit?

Il incombe aux autorités sanitaires internationales d’identifier les déterminants de santé (et de maladie) et de préconiser la politique et l’action qui contribueraient le mieux au but de la Santé pour Tous – même si celles-ci sont entreprises en dehors du secteur de la santé. Si les besoins fondamentaux peuvent seulement être satisfaits quand la capacité nationale des pays est libérée de l’asphyxie de la dette, du commerce inéquitable, du pillage des ressources naturelles, et du chaos déstabilisant des flux financiers, les agences onusiennes doivent impérativement recommander cela. Des trillions de dollars plutôt que des millions seraient ainsi libérés. Si la sécurité alimentaire nécessite un degré de protectionnisme plutôt que le «libre» commerce, ceci devrait être fortement plaidé. Il ne peut y avoir un impératif de santé publique plus clair.



Si l’obstacle à ce plaidoyer est la main qui nourrit la communauté internationale travaillant dans le sida, il faut la mordre. Cette main c’est l’alliance de la BM/FMI/OMC, le G8 – même occasionnellement les Nations Unies elles-mêmes – et les compagnies transnationales qui leur imposent leur politique.

Fondations d’une stratégie alternative


Les éléments essentiels d’une approche alternative au sida seraient la suppression des causes profondes des maladies de la pauvreté et la création, dans les pays pauvres, des conditions nécessaires pour améliorer la santé publique réalisées dans les pays riches il y a déjà 50 à 100 ans.



La communauté internationale travaillant dans le domaine du sida devrait s’allier avec le mouvement formidable pour la justice sociale et économique aujourd’hui. Pour commencer, elle pourrait prendre comme source de fonds pour les premières années, l’annulation immédiate de la dette et l’introduction d’un impôt type taxe Tobin. Ceci se poursuivrait avec le commerce équitable amenant ainsi des trillions de dollars aux efforts de santé publique au sein de l’ordre international économique promis depuis si longtemps.


Rosamund RUSSELL



* Notre article résume une étude parue en août dans l’African Journal of Aids Research de Alison KATZ. L’étude intégrale en anglais est disponible sur notre site.

  1. ONUSIDA est le programme des Nations Unies sur le SIDA co-parrainé par UNICEF, PNUD, FNUAP, PNUCIID, UNESCO, OMS, Banque Mondiale
  2. Nombre de cas d’une maladie ou d’un accident pour une population, à un moment ou une période donnés.

Références

  • Carael, M. and Holmes, K.K. (2001) Dynamics of HIV epidemics in sub-Saharan Africa: introduction. AIDS 15, August, suppl. 4.
  • Gaussett, Q. (2001). AIDS and cultural practices in Africa: the case of the Tonga (Zambia). Social Science and Medicine 52, pp.509-518.
  • Poku, N.K. (2001) Africa’s AIDS crisis in context: ‘how the poor are dying’. Third World Quarterly, 222 April, pp.191-204.
  • Rao Gupta, G. (2002) How men’s power over women fuels the HIV epidemic. British Medical Journal, 324, 26th January, pp.183-4.
  • UNAIDS (2002) UNAIDS report on the Global HIV/AIDS Epidemic
  • World Health Organization. (1995) Sexual behaviour in developing countries: implications for HIV control. AIDS, 9(10), pp.1171-1175.