Tunisie

Tunisie : La résistance populaire ne faiblit pas

Nous nous sommes entretenus avec notre camarade Anis Mansouri sur la situation actuelle en Tunisie, au lendemain de la grande vague de protestations de ce début d’année contre le budget antisocial du gouvernement islamiste.

A l’automne dernier, sous la pression des mobilisations populaires (sit-in du Bardo à Tunis et grèves régionales), un «dialogue national» a été amorcé sous la responsabilité de l’UGTT (centrale syndicale), de la faîtière patronale, de l’Ordre des avocats et de la Ligue tunisienne des droits humains. Quel était le sens de ces négociations?

 

Ce « dialogue national » a entériné une feuille de route prévoyant la démission du gouvernement et la mise en place d’un gouvernement de transition non partisan pour gérer les affaires courantes dans l’attente des prochaines élections. Elle prévoyait aussi le réexamen de plusieurs milliers de nominations dans l’administration, décidées par Ennahdha, la dissolution des milices islamistes, la neutralité des mosquées, etc. Au départ, l’opposition, rassemblée au sein du « Front du Salut », avait exigé aussi la dissolution de l’Assemblée nationale constituante (ANC), mais elle y avait renoncé rapidement par souci de compromis. Pour le Front populaire (FP) (coalition de gauche), dès lors que la concertation au sommet s’installait dans la durée, le risque était grand de perdre le contact avec les mobilisations populaires. C’est pourquoi, en septembre, la Ligue de la gauche ouvrière (LGO), bien que membre du FP, a décidé de quitter le « Front du Salut » pour défendre que la réalisation des objectifs de la révolution nécessitait avant tout une amplification de la mobilisation sur les lieux de travail et dans la rue.

 

 

Depuis lors, ce «dialogue national» a traîné en longueur. Où en sommes-nous aujourd’hui, quelles mesures concrètes ont été prises par le gouvernement, et où en est la Constitution?

 

Après l’assassinat de Mohamed Brahi, le 25 juillet, Ennahdha a joué la montre, ne faisant des concessions que sous la pression de la rue. Par exemple, ils n’ont accepté la feuille de route qu’en octobre, suite aux mobilisations régionales qui ont pris le relais du sit-in du Bardo, et le Premier ministre n’a offert sa démission qu’au lendemain du soulèvement contre le budget… Aujourd’hui, l’ANC s’efforce de finaliser la Constitution : Ennahdha a fait des concessions, en particulier sur les droits des femmes et la liberté de conscience, mais en matière de droits sociaux, on en reste aux déclarations d’intention, et la plupart des articles sont passibles d’interprétations diverses, au nom de soi-disant spécificités culturelles et religieuses. Si l’indépendance de la justice n’est pas garantie, la peine de mort est maintenue.

Pendant ce temps, l’offensive antipopulaire s’est poursuivie, en particulier par l’introduction de nouvelles taxes, dès le 1er janvier, qui ont entraîné une augmentation brutale du coût de la vie, insupportable pour les milieux populaires. Ces hausses ont mis le feu aux poudres, suscitant manifestations et blocages de routes dans différentes régions, et forçant le gouvernement à suspendre l’application de mesures décidées par sa majorité.

Peux-tu nous en dire plus sur ces mobilisations?

 

Ce sont les acteurs du 14 janvier 2011, celles et ceux qui ont renversé Ben Ali, qui occupent de nouveau le terrain contre l’escalade des politiques antisociales. Les couches populaires et les va-nu-pieds sont dans la rue, mais depuis le 7 janvier 2014, leur mobilisation commence à ressembler à un soulèvement. La grogne est générale, des jeunes internes des hôpitaux qui protestent, en particulier, contre l’absence de moyens dans les centres de santé publique, aux juges qui résistent à la manipulation de la justice par le pouvoir. Même si la direction de l’UGTT est fortement engagée dans le « dialogue national », elle ne peut songer à freiner le mouvement au risque de se couper de sa base et de perdre sa crédibilité auprès de la population.

 

 

La protestation contre les islamistes au pouvoir a été électrisée par les assassinats de Chokri Belaïd (février 2012) et de Mohamed Brahmi (juillet 2012), sur lesquels toute la lumière n’a toujours pas été faite. Mais ne penses-tu pas que les forces libérales rassemblées autour de Nidaa Tounes, qui participent au «dialogue national», vont poursuivre la même politique antisociale qu’Ennhadha, si elles arrivent demain au pouvoir?

 

Dans l’immédiat, il ne faut pas relâcher la pression pour que les assassins et leurs commanditaires soient identifiés et traduits en justice. Nous devons connaître leurs liens avec les cercles du pouvoir. Ceci est d’autant plus important, que la vie des responsables politiques de l’opposition, en particulier ceux du Front populaire, est toujours menacée, et que les tribunaux continuent à harceler des syndicalistes et des responsables du mouvement social. Par exemple, deux militants syndicaux de la région de Sidi Bouzid, Abdessalem Hidouri et Farid Slimani, sont accusés à tort de l’incendie volontaire d’un commissariat pour la seule raison qu’ils ont participé à une manifestation pacifique pour dénoncer l’assassinat de Mohamed Brahmi.

Je n’ai aucune illusion sur les forces libérales. Même si elles divergent du projet de société rétrograde des islamistes sur les questions démocratiques, elles appliqueront les recettes qui répondent à leurs intérêts de classe et aux orientations défendues par l’UE, les Etats-Unis, le FMI et la Banque mondiale. Contre la mouvement social, il est probable qu’elles marcheront demain, main dans la main, avec Enhahdha. Le 19 janvier, lors d’une interview télévisée, Ghannouchi n’a d’ailleurs pas exclu une alliance avec Nidaa Tounes. En vérité, la permanence de la lutte, l’élargissement des mobilisations et la construction par en bas de la direction des mouvements restent les seules issues pour que le peuple et ses couches sociales les plus démunies puisse faire valoir leur droit à une vraie démocratie sociale et politique. 

 

Propos recueillis par Jean Batou