La Suisse et le 1%

Militant brésilien du Mouvement citoyen pour l’eau, en particulier au Minas Gerais, Franklin Frederick fut dans le collimateur de Nestlé lors de l’espionnage d’Attac Vaud par cette multinationale. Il nous livre ci-dessous son analyse du rôle de la firme de Vevey et de ses semblables dans la politique suisse.

«Pour savoir qui vous dirige vraiment il suffit de regarder ceux que vous ne pouvez pas critiquer.»

Voltaire

 

«(…) les citoyens des sociétés démocratiques devraient prendre des cours d’autodéfense intellectuelle pour se protéger contre la manipulation et le contrôle»

Noam Chomsky

 

 

 

Une récente et importante étude sur le noyau financier des entreprises multinationales éclaire certaines questions qui se posent en Suisse. Dans son introduction, Peter Phillips et Brady Osborne, ses auteurs, écrivent :

 

«Dans cette étude nous avons décidé d’identifier de manière détaillée les membres des conseils d’administration des dix principales firmes de gestion d’actifs et des dix entreprises les plus centralisées du monde. En raison des recoupements, nous arrivons à un total de trente compagnies qui ont en tout 161 membres dans leurs conseils d’administration. Nous pensons que ce groupe de 161 personnes représente le noyau financier de la classe capitaliste transnationale. Elles gèrent collectivement des fonds d’un montant de 23,91 billions (= mille milliards, réd.) de dollars et sont actives dans pratiquement tous les pays de la planète. Elles sont le centre du capital financier qui contrôle le système économique mondial. Les gouvernements occidentaux et les institutions politiques internationales travaillent dans l’intérêt de ce noyau financier afin de protéger la libre circulation des capitaux partout dans le monde.?» (voir : www.projectcensored.org)

 

Ce «conglomérat d’élites» qui «constituent des alliances stratégiques transnationales par le biais de fusions et acquisitions dans le but d’accroître la concentration de la richesse et du capital» sont «l’élite mondiale des décideurs politiques, tout au sommet de la pyramide du pouvoir mondial». Ils «partagent l’objectif commun de la maximalisation du retour sur investissement» et «posent les fondations de la privatisation du monde». En fait, toujours selon les auteurs de cette étude, «si les institutions publiques et démocratiques – dont les écoles, les postes, les universités, l’armée et même les églises – deviennent des entités privées, alors les intérêts des entreprises seront vraiment dominants».

En bref, ces individus sont les principaux représentants de ce que l’on appelle, depuis le mouvement d’occupation de 2011, le 1% le plus riche qui s’oppose aux 99% du reste de la population. «La quasi-totalité de ces 161 individus a des fonctions de conseillers dans diverses institutions de réglementation, ministères des Finances, universités et autres organismes nationaux ou internationaux de planification politique.» La majorité d’entre eux vient des Etats-Unis et d’Europe – 45 % pour les seuls USA – et 11 viennent de Suisse, auxquels s’ajoutent quelques-autres, provenant de pays différents, mais également impliqués dans les entreprises basées en Suisse et mentionnées dans l’étude. Compte tenu de sa taille et de sa population, la Suisse est donc un pays important pour la politique de ce 1%.

Au nombre des 161 individus identifiés dans l’étude, M. Peter Brabeck est sans doute le représentant du 1% le plus connu en Suisse et le plus engagé dans la défense et la promotion de sa politique. C’est dans la perspective du 1% que nous pouvons vraiment comprendre les nombreuses facettes de l’activité de M. Brabeck – Président de Nestlé SA, membre du conseil d’administration de Credit Suisse, L’Oréal, Exxon Mobil, Delta Topco (formule 1), de PC-World Economic Forum 2013, de la Table Ronde Européenne des Industriels, de l’E-University of World Trade – comme mentionnée dans l’étude – ainsi que président du Water Resources Group (WRG) qui compte d’autres membres du 1% comme les directeurs généraux de Coca-Cola et Pepsico.

Le WRG est un exemple révélateur du fonctionnement du 1%. Maud Barlow, du Conseil des Canadiens, écrivait récemment dans son livre Blue Future : «Lors du Forum Economique Mondial de 2010, le WRG a lancé une série de projets pilotes avec un but très clair: ‹construire une plate-forme de partenariat public-privé pour soutenir les gouvernements qui veulent engager des programmes de réforme du secteur de l’eau›. Etant donné que la plupart des pays en voie de développement n’auront pas le choix s’ils veulent bénéficier du financement de la Banque Mondiale, il n’est pas très honnête de laisser penser que le WRG fait une faveur à ces pays en montant de tels projets. Tout pays qui a besoin de financement pour son service de l’eau ne permet pas à la seule Banque Mondiale de pénétrer le cercle  L de son gouvernement, mais ouvre également la porte à Coca Cola, Pepsico, Suez, Veolia, sans oublier bien sûr Nestlé. Le modèle est clair: gouvernement et citoyens fournissent les capitaux, le secteur privé se charge d’assurer le service de l’eau et d’engranger les profits et les gentilles ONG font la charité aux pauvres – exactement le contraire d’un modèle de justice de l’eau et de démocratie».

 

Les gentilles ONG n’émettent naturellement aucune critique

Les 161 individus qui forment le noyau de la classe des entreprises multinationales détiennent le pouvoir réel et sont à ce titre intouchables. L’action en justice ouverte récemment en Suisse contre Nestlé – et Peter Brabeck lui-même – par l’European Center for Constitutional and Human Right (ECCHR) suite à l’assassinat du syndicaliste colombien Luciano Romero est une très bonne illustration de cet état de choses (voir ci-contre). Dans cette initiative, l’ECCHR était soutenu par l’œuvre d’entraide catholique allemande MISEREOR. De leur coté, les œuvres d’entraide catholiques suisses Caritas et Action de Carême – ainsi que leurs homologues protestantes Pain pour le prochain et EPER – ne font pas état de cette initiative sur leurs sites. Une œuvre d’entraide catholique allemande considère que la mise en évidence des responsabilités de Nestlé est suffisamment importante pour la soutenir et les organisations suisses, qui devraient être encore plus engagées, gardent le silence. Le Tages Anzeiger publia d’ailleurs un article sur l’absence de soutien de ces ONG suisses à l’initiative de l’ECCHR. Enfin, la justice suisse a classé l’affaire en deuxième instance, ce qui ne provoqua pratiquement aucune réaction de la part de ces ONG suisses et confirme la capacité du 1% à faire taire toute critique en Suisse.

 

La rencontre de Rive-Reine, un révélateur

Ce sont la Déclaration de Berne et Greenpeace qui rendirent public ce qui est peut-être le meilleur exemple de la manière dont Peter Brabeck et le 1% influencent le gouvernement et les autres institutions suisses. En janvier 2010, ces deux organisations attirèrent l’attention des médias sur la « réunion secrète » organisée par Nestlé à Rive-Reine, et à laquelle prirent part les principales autorités gouvernementales du pays, des politiciens, des hommes d’affaires et les représentants des églises catholiques romaines et protestantes. Ces réunions étaient organisées par Nestlé depuis de nombreuses années, mais ce n’est qu’en 2010 que la presse s’y est intéressée. Elles permettent au 1% suisse et à Peter Brabeck, en tant qu’hôte et principal porte-parole, de faire passer leur message de manière claire et en toute tranquillité aux autorités suisses et aux politiciens, de fixer leur agenda, d’indiquer les politiques à suivre et de pouvoir même compter sur un conseil spirituel dès lors que parmi les invités de 2010 figuraient aussi bien le pasteur Thomas Wipf, alors président de la Fédération suisse des églises protestantes, que l’abbé Martin Werlen de la Conférence des évêques suisses. La Déclaration de Berne et Greenpeace ne tirèrent malheureusement pas les conséquences de ce coup de projecteur et n’ont pas, depuis, fait grand-chose en rapport avec la politique de Nestlé en Suisse.

Aujourd’hui, le 1% et les politiques qu’il promeut sont la principale menace pour la paix mondiale, l’environnement, la démocratie et le tissu social. Leur but est clair, même s’il n’est pas exprimé ouvertement. Les « progressistes » à l’intérieur du 1% – ils ne sont pas d’accord sur tout et connaissent des divisions internes – veulent ramener le monde avant la Révolution française, bien avant les conquêtes « antibusiness » que sont les syndicats, les droits de l’homme, la protection de l’environnement, les lois sur le travail, l’Etat providence, etc. D’autres, les intégristes du marché réel, l’« aile radicale » du 1%, veulent ressusciter une sorte d’Etat théocratique médiéval avec l’Argent en lieu et place de Dieu. Telles sont leurs options politiques et ils ont déjà commencé à les mettre en application. Warren Buffet, un autre membre célèbre du 1%, dit que c’était sa classe, la classe des riches, qui menait une guerre «et nous sommes en train de la gagner». Cependant, comme l’ont montré les mouvements sociaux en Amérique latine et ailleurs, le 1 % peut être combattu et défait. Il faut toujours commencer par rompre le silence. Et se souvenir de notre propre pouvoir comme le poète Shelley l’évoquait au début du 19e siècle :

 

 

Levez-vous, comme des lions après le repos,
en nombre invincible
!
Secouez vos chaînes à terre, comme une rosée

qui dans votre sommeil serait tombée sur vous!

Vous êtes beaucoup, ils sont peu. 

 

Franklin Frederick