«Blocher a une autre vision stratégique pour défendre les intérêts patronaux»

L’initiative de l’UDC « contre l’immigration de masse » suscite l’opposition des milieux économiques. Pour mieux comprendre

les enjeux liés à ce conflit au sein de la droite et du patronat, notre rédaction s’est entretenue avec Pierre Eichenberger, doctorant

en histoire à l’Université de Lausanne et spécialiste des organisations patronales.

L’UDC est connue pour avoir une aile économique puissante, en particulier à Zurich. Christoph Blocher est un entrepreneur qui a notamment fait fortune à la tête d’une grande entreprise de la chimie, EMS-­Chemie. On pourrait aussi évoquer parmi d’autres les milliardaires Walter Frey (Emil Frey, automobiles) et Peter Spuhler (Stadler Rail). Comment expliquer dès lors que l’UDC lance une initiative qui est combattue par les principales associations patronales du pays?

 

Pour comprendre ce paradoxe, rappelons que l’homogénéité des positions patronales est le résultat de compromis précaires entre différents secteurs économiques. C’est là une des principales raisons d’être des organisations patronales faîtières que d’offrir un lieu de débat pour que ce compromis émerge. N’oublions pas qu’Economiesuisse, la faîtière du grand patronat, a été fondée en 1870, ce qui en fait une organisation plus ancienne que tous les partis politiques représentés aujourd’hui au niveau national.

Christoph Blocher a plusieurs fois tenté d’obtenir du pouvoir dans ces associations mais n’y est pas parvenu, ou que partiellement. Pourquoi ? C’est que Blocher a construit sa carrière politique à l’UDC en opposition au Parti radical, organiquement lié à Economiesuisse. Ce lien était fondamental pour transmettre les revendications du patronat dans le monde politique. La montée en puissance de l’UDC a perturbé cette osmose. D’autant qu’il y avait une différence de pratiques entre d’une part le Blocher des années 1990 – et son comparse Martin Ebner – qui pratiquait des « raids » sur des entreprises au nom de la valeur actionnariale, et d’autre part l’establishment économique de l’époque, relativement étranger à cette pratique. La spécialité de Blocher consistait à racheter une entreprise, à la démembrer puis à la vendre, pour en tirer un profit immédiat. Cela s’est produit avec Alusuisse, une entreprise qui a toujours joué un rôle très important au sein des associations patronales.

 

 

Veux-tu dire que ces clivages ont encore un impact aujourd’hui pour comprendre les désaccords entre l’UDC et les grandes associations patronales?

 

Ces clivages constituent une sorte de passif historique qu’il ne faut pas sous-estimer. Ce d’autant plus dans une période où des décisions importantes doivent être prises concernant les relations de la Suisse avec ses grands voisins.

L’initiative « contre l’immigration de masse » met en jeu la relation avec l’Union européenne (UE). Son acceptation mettrait en danger l’édifice des relations bilatérales, qui définissent les liens de la Suisse avec son principal partenaire commercial. Economiesuisse et les autres associations patronales tiennent absolument à la voie bilatérale pour les avantages économiques qu’elle leur procure en termes de mobilité de la main-d’œuvre et pour l’ouverture vers les marchés européens.

 

 

Mais Blocher aussi, en tant qu’entrepreneur, profite de ces avantages

 

Bien sûr, mais Blocher soutient une autre vision stratégique pour défendre les intérêts patronaux. Il l’a affirmé dans plusieurs interviews. Le tribun de l’UDC reconnaît certes les avantages à court terme de la libre circulation pour le patronat. Ce qu’il redoute, c’est qu’à trop favoriser la sous-enchère salariale, le marché du travail suisse finisse par être régulé davantage, alors qu’il compte aujourd’hui parmi les plus libéraux au monde.

Ce risque politique se matérialise d’ailleurs aujourd’hui avec l’initiative de l’Union syndicale suisse pour un salaire minimum, ou encore à travers les conditions posées par le Parti socialiste en échange du soutien à l’extension de la libre circulation à la Croatie. Prenons un autre cas concret : la section valaisanne de l’Union suisse des arts et métiers, l’association du « petit » patronat, a réclamé que la police vienne contrôler les salaires sur les chantiers et débusquent les travail­leurs·euses au noir. Que cette proposition vienne des rangs patronaux, fût-ce d’une fraction minoritaire, en dit long sur les tensions actuelles.

Ne sous-estimons pas enfin la dimension idéologique de cette affaire : Blocher est un nationaliste intransigeant pour qui l’indépendance de la Suisse est une donnée fondamentale. Rappelons qu’en 1992 déjà, il s’était opposé avec succès à la campagne des milieux économiques en faveur de l’adhésion à l’Espace économique européen.

 

 

Mais pourquoi les associations patronales ne sont-elles pas sensibles à cet argument mis en avant par Blocher concernant le danger d’une trop forte régulation du marché du travail et de la politique salariale?

 

Elles le sont bien sûr. Mais elles pèsent le pour et le contre. La majorité du patronat estime pouvoir répondre à ce danger par les mesures d’accompagnement et la conclusion de Conventions collectives de travail (CCT). Alors que dans les années 1990, le patronat cherchait à les démanteler au nom de la libéralisation, les CCT ont maintenant le vent en poupe comme alternative à davantage de régulation du marché du travail par l’Etat.

L’introduction, pour la première fois dans l’histoire du secteur des machines, d’un salaire minimum négocié au niveau conventionnel est une réponse habile du patronat dans un contexte tendu. Du point de vue de la défense des salarié·e·s, on pourrait d’ailleurs se demander si le syndicat UNIA a fait le meilleur choix en négociant ce salaire minimum très au-dessous des salaires pratiqués, et nettement au-dessous du salaire minimum demandé par l’USS. A moins d’une année de la votation, cela permet au patronat de mettre en avant les « succès » du partenariat social et l’inutilité d’une régulation étatique.

 

 

Est-ce le seul sujet sur lequel la stratégie de Blocher et des associations patronales divergent?

 

Non, il y a au moins trois autres points de friction importants : le secret bancaire, l’imposition au niveau cantonal des entreprises étrangères (jugées discriminatoires par l’UE) et le marché de l’énergie. Tous ces enjeux s’entremêlent et sont la source de grande tension au sein du patronat.

Prenons l’exemple de l’électricité : l’UE met sur pied un marché unifié et libéralisé à l’échelle du continent. Les grandes entreprises suisses du domaine (Alpiq, Axpo et consorts) jouent gros dans cette affaire. Leur capacité d’accéder à ce grand marché sur un pied d’égalité avec leurs concurrentes européennes déterminera si elles poursuivent leur croissance à l’échelle continentale ou si elles sont reléguées au seul marché suisse. Ce n’est pas un hasard si le chef d’Axpo, Heinz Karrer, est prêt à abandonner son mandat pour la présidence d’Economiesuisse. 20 % de l’électricité européenne transite par la Suisse : il s’agit pour Karrer de faire du pays un « hub » pour ce transit à l’échelle européenne. Or, le traité bilatéral indispensable pour réaliser cet objectif achoppe sur les questions institutionnelles, notamment la reprise par la Suisse du droit européen.

Blocher l’a affirmé à plusieurs reprises : il n’est pas prêt à faire des concessions politiques pour servir l’intérêt des entreprises électriques. Il a déclaré dans plusieurs interviews qu’un accord sur l’électricité n’était pas indispensable pour la Suisse : une véritable déclaration de guerre contre Karrer. De plus, Karrer et Axpo font partie du groupe d’entreprises qui construit le Trans Adriatic Pipeline (TAP), reliant bientôt la Turquie à l’Italie. Pour mener ce genre d’affaires, une relation stable avec l’UE est essentielle. Tout se tient : une concession dans un domaine peut amener un bénéfice dans un autre. L’initiative de l’UDC pourrait remettre en cause cet équilibre fragile.

 

 

Si tout se tient, pourrait-on aussi faire un lien entre les règlements de compte qui opposent Blocher et l’aile du patronat liée au Parti radical – par exemple l’affaire Hildebrand – et les tensions que tu décris?

 

Sans doute. Jan Atteslander, tête pensante de la stratégie d’Economiesuisse par rapport aux bilatérales, a fait sa thèse avec le professeur Ernst Baltensperger, un homme influent auprès de la BNS et de son ancien chef, Hildebrand. Les différentes options stratégiques au sein du patronat s’incarnent dans des cliques qui se structurent autour de réseaux de sociabilité, de renvois d’ascenseur, mais aussi de règlements de compte. Cette réalité n’est sans doute pas étrangère aux attaques de Blocher contre l’ancien chef de la BNS.

 

 

A t’entendre, on pourrait croire que les milieux patronaux passent plus de temps à se disputer entre eux qu’à lutter contre la gauche?

 

Historiquement, si une vraie force politique de gauche menace ses intérêts fondamentaux, le patronat a montré une grande capacité à surmonter ses divergences pour parler d’une seule voix : en Suisse, la grève générale de 1918 en a donné une illustration spectaculaire. Plus près de nous, Economiesuisse a confié ses millions à Jean-François Rime, président de l’USAM et Conseiller national UDC, pour lutter contre l’initiative « 1:12 » : le patronat arrive à s’entendre quand il le faut. 

 

Propos recueillis par Hadrien Buclin