Salaire minimum

Salaire minimum : Les pleure-misère de la vente de détail

Alors que les prophètes du djihad patronal contre le salaire minimum font trembler la voûte du Conseil national de leurs imprécations, il vaut la peine de revenir un peu sur l’évolution récente d’un secteur à bas salaire, celui de la vente de détail. Elle prend en effet singulièrement à contre-pied ces piteux cavaliers de l’apocalypse des coffres-forts.

Si pour vous « commerce de détail » évoque une petite épicerie de quartier, oubliez cette image. La branche, avec ses 320’000 salarié·e·s est l’un des grands employeurs du pays (7,7 % de la population active). Deux tiers des employé·e·s sont des femmes; le temps partiel y est largement pratiqué (42 % des emplois). Ces chiffres, comme les données ci-dessous, sont tirés d’une étude — parue uniquement en allemand — consacrée par l’Union syndicale suisse (USS) à l’évolution de cette branche durant les deux dernières décennies. Elle montre que le secteur a connu des changements structurels et technologiques qui ont profité prioritairement aux entreprises et aux actionnaires, pendant que le personnel vivait une dégradation de ses conditions de travail.

 

Une productivité à la hausse

Alors que de 1991 à 1997, la croissance de la productivité dans le commerce de détail était inférieure à celle de l’ensemble de l’économie (1,6 % par an contre 2,2 %), depuis 1998, elle passe nettement au-dessus (1,7 % en moyenne annuelle contre 1 %). Ce qui lui donne une place de choix, même vue sous l’angle international. Les raisons de cette bonne santé du point de vue productif sont, entre autres, la concentration des entreprises, qui leur permet d’opérer des économies d’échelles ainsi que l’introduction de nouvelles technologies de l’information et de la communication, favorisant un fonctionnement à flux tendus (« just in time »). La concentration du commerce de détail apparaît nettement à travers la succursalisation de la branche, soit la proportion d’employé·e·s qui travaillent dans une entreprise multi-établissement. Alors qu’elle est de 45 % en moyenne nationale, elle est de 55 % dans le commerce de détail. La forte croissance d’Aldi et de Lidl, qui n’est pas prise en compte dans ces données, n’a pu que consolider cette tendance. La concentration s’accompagne souvent d’une intégration verticale, qui voit l’entreprise tenter de contrôler l’ensemble de la chaîne de production de valeur. Cette intégration est particulièrement forte dans le domaine du commerce de vêtements, des chaussures et de l’électronique (Apple store, p. ex.). Depuis longtemps, Migros et Coop sont présents au niveau du commerce de gros et ont, en outre, leurs propres entreprises de production (dans l’alimentaire surtout).

Le développement technologique accompagne parfaitement ce mouvement. La gestion des stocks et de la production en fonction des ventes progressent : aujourd’hui, les livraisons en flux tendus sont devenues la norme. Migros et Coop avancent en matière d’unification et de centralisation de leurs systèmes informatiques et de caisse, en vue de gérer leur réseau comme un seul immense magasin.

Cette évolution a paradoxalement fait reculer la proportion de main-d’œuvre non qualifiée dans une branche qui s’en était fait une spécialité. Visiblement, la maîtrise de procédures informatisées demande des qualifications plus élevées que le réassortiment des rayons. Ainsi, en dix ans, de 2000 à 2010, la part des non-qualifié·e·s dans le salariat de la branche est passée de 25,3 % à 17,5 %.

 

La question à cent balles: qui en profite?

On ne vous fera pas languir plus longtemps : sachant que depuis 1998 la productivité du travail dans le commerce de détail a crû plus rapidement que le salaire médian (= la moitié des salaires au-dessus, la moitié au-dessous), où est donc passée la différence ? Comment ? Dans la poche des salaires très élevés qui ne représentent que le 1 % de l’ensemble ? Gagné ! Dans la rentabilité du capital investi dans la branche ? Gagné aussi ! En 2011, les rendements des fonds investis dans une activité comme le second œuvre dans le bâtiment étaient de 5,2 %, de 3,4 % dans l’hôtellerie, de 5,8 % dans la restauration et de 7,1 % dans le service de sécurité et de surveillance. Le commerce de détail faisait presque aussi bien (6,9 %), soit autant que le gros œuvre dans la construction. Bref, les patrons du secteur sont des capitalistes comme les autres et s’en sortent aussi bien, sinon mieux, que ceux d’autres branches. Sachez vous en souvenir lorsqu’ils pleureront misère à propos du salaire minimum, en évoquant l’épicier du coin pris à la gorge par des revendications salariales insensées…

 

La dégradation des conditions de travail

L’exigence d’une flexibilité plus grande des salarié·e·s de la branche est visible dans l’augmentation des horaires de travail en soirée, de nuit ou le dimanche, qui ont respectivement cru de 4,7 %, de 0,7 % et de 3,6 % entre 2001 et 2012. De même, durant la même période, les contrats à durée déterminée ont augmenté. Comme les divers symptômes indiquant une détérioration de la santé des salarié·e·s du secteur, bien que la donnée statistique ne permette pas une analyse très précise (elle regroupe l’hôtellerie restauration, la vente et les réparations). 

L’exemple de la vente dans l’habillement et les chaussures, où les salaires ont stagné plus encore que dans le reste du commerce de détail permet de rappeler que le personnel n’y a pas profité de l’augmentation de la productivité et qu’un quart des salarié·e·s touche encore des salaires inférieurs à 22 francs de l’heure. Parmi les femmes, cette proportion s’élève même à 27 %. Pour le plus grand profit des familles de milliardaires comme Bata, Deichmann (Dosenbach-Ochsner), Gaydoul-Schweri (Navyboot), Brenninkmeijer (C&A) et Ermay (Mango). 

 

Daniel Süri