Pour le revenu minimum inconditionnel

Nous publions ici une réaction de Julien Cart à propos de l’article de Jean Batou dans notre dernier numéro faisant le point et relançant le débat sur cette initiative fédérale. Signalons, pour mémoire, qu’avant cet article et la réaction ci-dessous, nous avons déjà publié deux contributions favorables à l’initiative (de Maryelle Budry et d’Albert Jörimann), ainsi qu’un avis opposé (Daniel Süri). La discussion continue. (Réd)

 

Je remercie Jean Batou pour son article concernant le lancement du débat sur le revenu de base inconditionnel pour toutes et tous, ainsi que pour sa position bienveillante envers cette initiative qui, en effet, s’inscrit bien dans le projet écosocialiste, féministe et anticapitaliste de notre mouvement.

Cependant je dois relever quel­ques inexactitudes dans l’article, notamment ayant trait à l’association BIEN-CH, du comité de laquelle je suis membre. Cela débute dès la première phrase qui affirme que BIEN-CH aurait lancé l’initiative Pour un revenu de base inconditionnel, alors qu’il s’agit d’un comité de Suisses alémaniques venant de tous milieux de la société civile.

 

Renverser le rapport de force capital-travail

On accuse ensuite BIEN-CH de « reconnaître les influences de Milton Friedman » : BIEN-CH mentionne simplement, dans la rubrique historique, que cette personnalité a contribué à une réflexion sur l’idée d’un revenu de base, à travers son idée d’« impôt négatif » versé par l’Etat, qui était bien sûr totalement inconséquente puisqu’elle obligeait les citoyen·ne·s bénéficiaires à se débrouiller ensuite pour les aléas de la vie. Mais jamais BIEN-CH ne fait état de son admiration pour cette idée… Au contraire, il est clair, comme le comité d’initiative, sur le fait que le revenu de base ne se substitue à certaines prestations sociales que jusqu’à hauteur de son montant (soit, selon le modèle avancé par les initiant·e·s, 2500 francs).

Et nous n’avons cessé de répéter que dans un contexte néolibéral où le chômage et la précarité s’installent, à cause notamment de la rationalisation, de l’automatisation et de la grande flexibilité de l’organisation des entreprises, le revenu de base serait plus qu’un simple remède au capitalisme, mais bien un moyen (parmi d’autres luttes à mener) de renverser le rapport de force capital-travail en rompant avec l’obligation de vendre sa force de travail à n’importe quel prix.

 

L’exemple de la « cash subsidy » en Iran

Autre sujet de discorde : lorsqu’il est expliqué qu’en Iran l’instauration d’un début de revenu de base inconditionnel se serait faite au détriment des subventions aux biens de première nécessité. Si cela est certes exact, et que l’Iran voulait en effet supprimer les subventions sur l’essence, l’eau, la farine, l’électricité et les remplacer par des versements directs, on omet de dire que ces subventions étaient utilisées en priorité par les riches (70 % du total allait à 30 % de la population) – et que la population elle-même se plaignait de cette injustice. Ce n’est qu’après une étude auprès de 17 millions de ménages, et des protestations publiques, que le cash subsidy (c’est sa dénomination formelle) a été forfaitisé à 40 dollars US par personne et par mois (la loi en prévoit le doublement à terme) entièrement versé au chef de famille. Bien que cette forme de revenu de base soit balbutiante et nous interpelle à raison (seul le patriarche le touche, le montant est insuffisant, ce n’est pas un revenu auquel les ci­toyen·ne·s ont légitimement droit, mais un autre type de subvention visant à compenser la perte des prix subventionnés) elle a bien été créée pour corriger les mauvaises allocations de ressources nationales et leur répartition inégale, elle est donc un exemple à suivre pour d’autres pays.

Pour la Suisse, c’est notamment le mécanisme d’aides aux plus dé­mu­ni·e·s qui doit être totalement repensé : comme le montrent les données de la Conférence Suisse des Institutions d’Aide Sociale (CSIAS), « en Suisse, jusqu’à 50 % des personnes ayant droit à l’aide sociale ne font pas de demande de prestation parce que la dépendance à l’aide sociale est souvent ressentie comme très stigmatisante ». Le revenu de base permettra à ces personnes de disposer dans les faits du minimum pour vivre dignement sans stigmatisation aucune. 

 

Redéfinir l’idée du travail 

Enfin, c’est l’idée du travail rémunéré comme norme – qui a pour conséquence de faire des personnes qui en sont privées des être de moindre valeur – qui serait ébranlée. Le revenu de base aspire donc à devenir une reconnaissance du travail non rémunéré et de sa valeur. De nombreux travaux utiles et nécessaires ne sont pas rémunérés. L’ONU calcule que 40 % de la richesse produite dans notre pays (PIB) est le résultat des activités lucratives. Les 60 % restants sont produits par les activités non payées (famille, bénévolat, formation, etc.) mais pourtant indispensables à la production de richesse. Le revenu de base permettra donc de redéfinir l’idée même de travail, lié à la rémunération, en dénonçant la limitation du travail à sa valeur marchande.

Cette critique du travail marchand et du PIB, qui reposent sur l’exploitation et la destruction d’un capital naturel épuisable comme l’ont bien montré les objectrices et objecteurs de croissance, dans une perspective écosocialiste chère à notre mouvement, doit être pour nous un argument de poids lorsqu’il nous faudra nous positionner sur le soutien ou non de l’initiative. A côté de la lutte pour ce revenu de base il sera nécessaire de continuer à nous battre pour la gratuité des services publics, des usages reconnus socialement utiles et écologiquement responsables, la gratuité du bon usage écologique et modeste des ressources de première nécessité et de la terre, la réduction du temps de travail couplée à l’instauration de revenus minimum et maximum.

 

Julien Cart

Intertitres de notre rédaction