Transition énergétique

Transition énergétique : Une exigence démocratique qui pointe vers la sortie du capitalisme

 

Extrait de la dernière partie d’un article de François Chesnais paru dans la revue « Carré Rouge » de mars 2013, intitulé « Analyser concrètement une situation complètement nouvelle », disponible en ligne (carre-rouge.org). Titre, intertitres de notre rédaction, de même que l’intégration de la plupart des notes de bas de page dans le texte.

Il y a un domaine où des militant·e·s, ingénieurs de formation, ont établi qu’il existe des voies vers un « autre état des choses ». C’est celui de l’énergie. A l’aide de leurs travaux collectifs, on voit ce que pourraient être des formes de production et de consommation répondant aux critères de création d’emploi et de sobriété énergétique, et possédant aussi le caractère d’activités créatrices de travail.

 

Leur adoption supposerait que les forces anticapitalistes agissant ensemble soient parvenues à en faire une « question démocratique ». Par question démocratique, le mouvement ouvrier révolutionnaire entendait une question de vie quotidienne ayant valeur de revendication transitoire. Une question dont des centaines de milliers de tra­vail­leurs·euses peuvent se saisir et qui ne peut être résolue sans qu’ils ne s’en chargent eux-mêmes, en modifiant, chaque fois qu’il le faut et dès qu’ils en ont la force politique, les formes de la propriété et les rapports de production.

Il faut donc commencer à imposer la discussion [de ces formes de production et de consommation] à l’échelle nationale, sachant que les conditions en sont peut-être plus mûres pour qu’elle se déroule simultanément dans d’autres pays que dans d’autres domaines, même celui des dettes illégitimes. Cette délibération collective aurait à porter sur les nouvelles sources d’énergie, ainsi que sur les conditions de leur production et de leur distribution, mais aussi sur la réduction de la consommation énergétique.

 

Rôle précurseur des antinucléaires

Sur le premier plan, le travail a été largement préparé par les associations souvent nées dès les premiers combats contre le nucléaire, qui se sont remises au travail pour répondre à la double urgence du changement climatique et de la sortie du nucléaire dont la catastrophe de Fukushima a montré une nouvelle fois l’absolue nécessité. Leur travail offre un exemple de ce que le refus de l’enfermement dans le temps court et la volonté de rechercher collectivement de nouvelles solutions peut produire dans un domaine réputé comme étant du seul ressort des experts.

La catastrophe de Fukushima a relancé l’op­po­sition entre les radicaux, pour qui le mot d’ordre est l’arrêt immédiat des centrales (c’est le cas de Stop Nucléaire, coordination-stopnucleaire.org) et les « réformistes » qui pensent qu’en France, en tout cas, la construction d’un mouvement populaire profond exige de montrer la faisabilité d’une « transition énergétique ». [Dans tous les cas], ce débat a abordé la question en liant transition énergétique et nouveau « modèle de développement » et en lui donnant le statut de ce que l’association Global Chance nomme le choix d’une méthode démocratique comme principe supérieur d’action, c’est-à-dire autre chose qu’une question technique (cf. « Pourquoi global Chance », global-chance.org). L’un des attendus de la Charte Energie Partagée de 2010 de l’association Enercoop, stigmatise ce qu’elle nomme « l’impasse des politiques centralisées de l’énergie conduisant à un désintéressement de la population, à un désengagement des collectivités, constituant un frein à la réappropriation citoyenne des problématiques énergétiques » (lesamisdenercoop.org). 

 

Démanteler le centre de pouvoir EDF/AREVA

 

C’est la même démarche qui commande « le scénario de transition énergétique » adoptée par l’association négaWatt en septembre 2011 (negawatt.org). Ce scénario se veut « avant tout un formidable exercice de démocratie et de citoyenneté », car « quelles que puissent être les solutions qui sont retenues pour construire le système énergétique de demain, rien ne sera possible sans une adhésion pleine et entière de tous nos concitoyens ». L’étude porte tant sur la diminution de la consommation (ce que négaWatt nomme la sobriété et l’efficacité énergétiques) et la production d’énergies renouvelables. Celles-ci sont examinées en relation avec les changements dans les modes de transport, d’industrialisation et d’occupation du territoire que leur production et leur distribution supposent et/ou permettent.

Ce serait trahir la minutie de l’analyse que d’essayer de résumer le rapport négaWatt en quelques lignes. Le plus important tient en ceci. La conception défendue suppose le démantèlement de ce monopole devenu centre de pouvoir hors de tout contrôle démocratique dont EDF et Areva sont le cœur. L’enjeu est défini comme celui de la mise sur pied d’une « puissance publique, qui n’est pas réductible à un Etat central directif, mais qui doit tisser des relations nouvelles avec et entre les institutions (parlement, collectivités locales) afin d’encourager la recherche d’un degré d’autonomie énergétique régionale et qui doit également inventer de nouvelles relations avec un monde associatif cherchant notamment à prendre son avenir énergétique en main» (Pierre Masnière, « Quelques éléments pour un débat sur la nécessaire production d’électricité à partir d’EnR », Conseil scientifique d’attac, février 2012 – france.attac.org). 

 

Gaspillage d’énergie et oppression

L’opposition d’EDF et d’Areva à toute décentralisation des moyens de production au plus près des besoins s’est déjà manifestée à petite échelle sur l’éolien et le solaire (raccordement au réseau, tarification, etc.). C’est là une expression du fait, comme le dit Philippe Mühlstein, responsable national à la Fédération syndicale SUD-rail, que « le nucléaire, technique hypercentralisée par essence, n’est pas compatible avec la démocratie. Un choix énergétique est forcément en même temps, volens nolens, un choix de société. Le ‹ choix › français du ‹ tout électrique – tout nucléaire › apparaît intrinsèquement lié aux institutions politiques de la 5e République qui, par leur caractère de monarchie élective centralisée où l’exécutif prime sur le législatif et le judiciaire, l’ont rendu possible » (cf. « Nécessité et limites des scénarios énergétiques », réponse à des questions posées par l’association Les amis de la Terre). 

Si, dans d’autres pays, on a affaire dans le domaine énergétique à la possibilité de chan­ge­ments compatibles avec un « capitalisme réformé », en France il n’y a que le mouvement social qui puisse en imposer la discussion et l’adoption. Mais cela ne se fera qu’après beaucoup de débats, car c’est la conception « jacobine » et étatiste, qui est en cause en plus de choix en faveur de formes d’énergie déterminées. [Il suffit de rappeler] la défense pour l’instant inconditionnelle du nucléaire par la CGT, dans des formes qui relèvent, pour une part, de la défense des intérêts particuliers des seuls travailleurs à statut. [En ce qui concerne] les ouvriers des entreprises sous-traitantes d’EDF, à qui sont dévolues les tâches les plus dangereuses, on lira le roman d’Elisabeth Filhol, tiré d’une longue enquête de terrain [Rebecca Zlotowski s’en est inspiré pour tourner son film Grand Central, 2013].

Faisant un pas de plus, dans son entretien avec les Amis de la Terre, Philippe Mühlstein pose de lui-même, sans qu’elle lui ait été posée, la question « de savoir à quoi servent réellement ces quantités fabuleuses d’énergie consommées dans les sociétés développées, dont on ne veut en général discuter que les mérites, les défauts et l’efficacité comparés. Ma réponse est que, pour les trois quarts environ, elles ne servent qu’à faire fonctionner l’immense appareil d’oppression et d’aliénation moderne par la marchandise et la valeur d’échange, c’est-à-dire le capitalisme. Le gaspillage énergétique qui a lieu dans nos sociétés n’a rien à voir avec la recherche de ‹ la vie bonne ›, comme disait Aristote?; il apparaît plutôt comme un moyen privilégié pour les maîtres de la société (les propriétaires du capital et leurs valets étatiques) de maintenir, avec de plus en plus de difficultés et d’immenses dégâts, leur pouvoir sur le monde. La transition énergétique, si elle a lieu, apparaît déjà comme une partie du processus plus vaste d’un nécessaire dépassement du capitalisme ». C’est évidemment ma position aussi.

 

François Chesnais