La Suisse condamnée pour traitements inhumains

Un soir de mai 2005, alors qu’il attend un ami sur le site d’Artamis, Kalifa Dembele est interpellé par la police, sans motif apparent. Pour avoir demandé à ne pas être tutoyé et refusé d’éteindre sa cigarette, la situation dégénère. En plus d’insultes racistes, l’agression subie lui causera diverses blessures, dont une clavicule cassée. M. Dembele porte plainte, mais celle-ci est classée. Plus de huit ans après les faits, le 24 septembre dernier, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a condamné la Suisse pour « traitements inhumains » et pour n’avoir pas mené d’enquête effective. Entretien avec l’avocat de la victime, Me Pierre Bayenet.

 

Cette condamnation par la CEDH est un succès!

 

Pierre Bayenet: Bien sûr ! D’abord, ce verdict a changé la vie de Kalifa Dembele. A titre personnel, c’est très important pour lui, c’est un nouveau départ. Cela dit, je croyais vraiment à notre victoire. C’était évident que les autorités suisses n’avaient pas respecté la procédure. Cela dit, je trouve que la CEDH n’est pas allée complètement au fond du problème. Un des éléments qui me semble clé dans cette affaire, c’est que le permis de séjour de la victime a été retrouvé sur place après les faits, alors que les policiers ont dit qu’il avait refusé de le présenter, justifiant de la sorte leurs coups à son encontre. Or, la CEDH n’a pas retenu cet argument. C’est dommage.

Malheureusement, j’ai l’impression que ce jugement est passé un peu inaperçu en Suisse. Pourtant, en 50 ans d’existence de la CEDH, c’est la première condamnation de la Suisse selon l’article 3 de la Convention, qui punit la torture et les traitements inhumains. Il est important de souligner le manque de cas que font les autorités de ce problème. Aujourd’hui, elles essaient de montrer que cela concerne le passé, que les choses ont changé.

 

 

Mais c’est loin d’être le cas…

 

Je ne crois pas. Il existe quelques évolutions positives, par exemple le fait que l’Inspection générale des services (IGS), l’organe chargé de contrôler la police, s’est un peu distancé de la police elle-même. Mais cela reste des policiers avant tout, ce n’est pas une structure réellement indépendante. D’autre part, la police a le projet d’introduire des matricules, ce que l’on demande depuis longtemps. Tout cela peut être vu comme des signes de bonne volonté de la part de M. Jornot. Mais globalement, j’ai l’impression que la situation reste la même. Les escalades de violence policière continuent. J’entends toujours les mêmes types de récit. Dès que les personnes opposent un brin de résistance (même passive) aux policiers, la réponse est très souvent la même : redoublement d’agressivité, insultes, violences. Et puis il existe toujours le problème de l’assistance juridique : sans argent, pas d’avocat pour se défendre. C’est grave. Dans la majorité des cas d’enquête contre des agissements policiers, ceux-ci passent très rarement en jugement et les affaires sont classées.

Pour reprendre l’affaire Dembele, on peut imaginer qu’aujourd’hui une enquête sérieuse serait probablement ouverte et que les policiers seraient entendus immédiatement (dans ce cas, ils n’ont été entendus que six mois après les faits !), mais je crois qu’elle serait également classée. Même si M. Jornot semble être plus respectueux du volet procédural que son prédécesseur M. Zappelli, sur le fond la justice n’a pas changé. J’espère que cet arrêt servira au moins pour montrer que la police prenne note du fait qu’elle doit se comporter normalement, que n’importe quelle opposition modérée de la part des personnes ne justifie pas l’emploi de la violence.

 

 

En revanche, la CEDH n’a pas pris en compte le caractère raciste du traitement infligé à la victime.

 

C’est vrai. Il est évident que les choses se seraient passées autrement s’il avait été blanc. Cela dit, je n’ai moi-même pas invoqué le motif racial du contrôle à Strasbourg.

Je crois que le problème des violences policières va « au-delà » du racisme. A mon avis, c’est un problème plus général de comment la police traite les personnes auxquelles elle a à faire. Très souvent, les policiers vont chercher « quelque chose » pour embêter les gens : si la personne est noire, ça prendra la forme d’insultes racistes. Pour moi, le racisme est le plus souvent un prétexte. Les blancs sont aussi victimes de contrôles sans raison, d’abus et de violence, c’est important de souligner que ça peut concerner tout le monde. C’est surtout ça qui me fait souci, je ne vois pas d’évolution significative dans la manière dont la police traite les gens de manière générale.

Ceci dit, il faut dénoncer le fait qu’on demande effectivement à la police de faire un travail de profilage racial. Par exemple, la politique de Jornot à l’égard des sans-papiers est claire : il faut les mettre en prison, car ils n’ont aucun droit. En véhiculant ce message selon lequel ils sont des « sous-hommes », difficile de s’attendre à ce que la police se comporte mieux à leur égard… Et il faut souligner que cette politique vise une catégorie particulière des sans-papiers. Les femmes de ménage latino-américaines sans-papiers ne sont jamais mises en prison. Ceux qui sont visés, ce sont en grande majorité des hommes, le plus souvent noir ou maghrébins, entre 20 et 30 ans. C’est bien la preuve qu’il existe une décision, qui vient d’en haut, selon un profilage racial.

 

 

Qu’en est-il de la suite?

 

Cette décision embarrasse les autorités suisses, qui vont probablement faire recours, mais je crois que cela va être rejeté par la Cour. Cet arrêt n’apporte aucune nouvelle jurisprudence, pour la CEDH c’est un domaine connu, clair.

De notre côté, nous pourrions décider de rouvrir la plainte pénale pour essayer de faire condamner les policiers pour abus d’autorité (les lésions corporelles tombent déjà sous le coup de la prescription). Mais cela est risqué. Avec cet arrêt, on termine sur une belle victoire pour Kalifa Dembele et pour les droits humains.

 

Propos recueillis par Giulia Willig