Assemblée ouvrière à Toronto

Assemblée ouvrière à Toronto : Des «Soviets» en situation non révolutionnaire

Invité à notre Uni de printemps, Sam Gindin est un ancien chercheur du syndicat canadien de l’automobile. Nous nous sommes entretenus avec lui sur l’expérience de la « Greater Toronto Workers’ Assembly » (GTWA), dont il est, avec ses amis du « Socialist Project », l’un des initiateurs.

 

Quelle est l’origine de cette «Assemblée ouvrière» à Toronto?

 

Sam Gindin: Elle remonte à une conférence aux USA, organisée il a quatre ans par le Center for workers’ renewal avec des militants syndicaux et des gens impliqués dans de nouvelles formes d’organisations de classe comme les Workers’ action centers. On a eu une discussion sur où nous en étions et sur ce qu’il fallait faire. Le syndicaliste Bill Fletcher a posé la question de l’organisation au niveau de collectivités locales, partant du fait que le mouvement syndical US ne représente que 10 % des sa­la­rié·e·s, 90 % de la classe ouvrière lui est extérieur et, du point de vue la gauche, la bureaucratie syndicale limite l’accès à ce 10 %. Ce que Fletcher envisageait semblait relever de la mise en place de « soviets », de conseils ouvriers dans une situation non révolutionnaire ! L’idée était de tenter ça dans quelques villes, sur une base de classe. Si le processus réussissait, il soulèverait la question de le faire au plan national. Sur l’immigration, l’environnement, l’impérialisme US, etc., il n’y a pas de réponse ville par ville.

 

 

Et qu’est-ce que ça a donné?

 

Ça aurait pu marcher aux USA… mais ça n’a pas eu lieu. J’ai voulu tenter l’expérience au Canada. Car la crise a révélé nos faiblesses. Il était essentiel, non d’organiser quelques actions de protestation en plus, mais de poser le problème de l’organisation. Ainsi, nous avons passé huit mois à rencontrer des groupes à gauche, des mouvements sociaux, des groupes politiques, trotskistes, anars, communistes, pour parler des limites du travail de chacun. Rien de ce qu’on faisait ne commençait à s’élever à la hauteur de ce que l’on avait en face. Notre point de vue était qu’il ne s’agissait pas juste de « mettre ensemble » ou de coordonner ces actions. Il fallait un « niveau » d’engagement politique neuf dans lequel se retrouver, tout en poursuivant nos engagements existants.

Après avoir formé la GTWA, il y a eu débat pour savoir si on y entrait comme organisations ou individus. Nous avons défendu l’adhésion individuelle et l’avons emporté. Nous avons voulu une organisation « de classe » et pas juste « populiste », avec une définition extensive de la classe comprenant chômeurs et chômeuses, pauvres, sa­la­rié·e·s, etc. Le nom Greater Toronto Workers’ Assembly le reflète. Notre déclaration originelle affirmait une identité anticapitaliste, mais cela marquait surtout une ouverture à des propositions et des analyses radicales. Il y avait accord sur le fait que l’organisation se ferait à l’échelle de notre espace urbain, le Grand Toronto (plus de 5 millions d’habitant·e·s) avec un problème : la gauche est surtout implantée au centre et une bonne part des gens à organiser vivent à la périphérie.

 

 

Comment vous êtes-vous organisés et quels ont été les axes de travail du groupe?

 

On a mis en place une structure lâche, un peu trop à nos yeux, certains ont pensé que si on voulait organiser des jeunes, des anars, des courants divers, c’était ce qu’il fallait. Mais nous allons vers une formalisation de l’organisation, en termes de cotisations, de l’élection de notre coordination, etc. On a commencé à 140 environ, avec une participation d’une quarantaine de syndicalistes, on en est à 300 membres environ, sur nos listes, avec un noyau d’une cinquantaine de militant·e·s.

On a créé trois commissions. L’une sur la formation, se réunissant dans des bistros et traitant de questions théoriques, de sujets controversés, sur le féminisme et le socialisme par ex. Un succès, mais qui mobilisa surtout des étudiant·e·s.

Une deuxième commission s’occupa des transports publics gratuits. On a voulu un thème pas simplement « défensif » et réformiste, on a ainsi mis l’accent sur la « sortie du marché » des transports publics, dans le cadre d’une défense des services publics sur la base de la démarchandisation, une question en lien avec d’autres combats autour de l’environnement, des inégalités de revenus, des emplois.

Il n’a pas été simple de nous lier aux travailleurs des transports, qui soutenaient une proposition plus modeste de l’Union syndicale, visant à geler les tarifs, que nous trouvions moins intéressante, mais nous avons su travailler avec eux. On a pu organiser des conférences ensemble, aborder la question du point de vue des im­mi­gré·e·s vivant dans les zones suburbaines, de la qualité des transports aussi et pas juste de leur coût. Tout ça ouvrant sur une réflexion large sur la ville.

Mais notre commission principale a été celle sur les services publics, avec une difficulté liée à l’engagement syndical très prenant des militants les plus avancés. Mais nous avons construit des liens notamment dans l’enseignement, avec des syndicats, en mettant sur pied des programmes de formation communs, sous la responsabilité de la GTWA, sur le capitalisme, la crise, l’austérité, les questions budgétaires.

On a un défi essentiel à relever, la formation d’organisateurs du mouvement, qui soient à la fois des intellectuels réfléchissant sur les problèmes généraux de la société et des organisateurs capables d’engager un dialogue sérieux dans le mouvement syndical et avec la majorité des salarié·e·s. Enfin, nous sommes en train de nous poser la question d’un éventuel engagement électoral sur le plan municipal.

 

Au-delà des éléments évoqués ici, Sam Gindin développe, en relation avec cette expérience, une réflexion sur la construction d’organisations « intermédiaires », entre syndicats et partis, leurs rôle et utilité. Nous y reviendrons.

 

Propos recueillis et résumés par Pierre Vanek.

 

Voir aussi solidaritéS nº 219, « Repenser le syndicalisme, lutter pour le socialisme » par Sam Gindin