Turquie

Turquie : Premier avertissement pour Erdogan

Gardons-nous des analogies faciles et des comparaisons entraînées par la musique des mots : Taksim n’est pas Tahrir et l’été turc n’est pas le printemps arabe. Mais la tenue de manifestations massives plusieurs jours durant dans de nombreuses villes du pays, suivies d’un appel à la grève générale de deux centrales syndicales, a incontestablement bouleversé la donne en Turquie. S’il est beaucoup trop tôt pour saisir dans toute leur ampleur les changements durables impliqués par ce surgissement et encore plus pour tracer des perspectives stratégiques, on peut néanmoins faire un certain nombre de constats.

Le premier porte sur le caractère hétéroclite et disparate du mouvement, souligné par tous les observateurs et par­ti­cipant·e·s. Militant de longue date de la gauche radicale, Masis Kurkçugil évoque «un mélange de jeunes filles qui portaient le foulard, de ‹musulmans anticapitalistes›, de fans de club de foot, de groupes LGTB, de Kurdes, de kémalistes». Membre de la centrale syndicale de gauche DISK, Kivanç Eliaçik, qui participa dès la première heure à l’occupation de la place pour barrer la route aux bulldozers, relate que durant la première nuit, il y eut de nombreuses discussions sur l’aménagement urbain, les destructions environnementales, les droits humains et les droits des travailleurs. Ce même aspect d’espace de liberté et de discussions s’est retrouvé dans les manifestations d’Ankara.

A Istanbul, le renfort apporté dans un premier temps par une manifestation – détournée de son but initial – du parti républicain et laïc CHP (la droite « kémaliste ») a certes permis au mouvement de continuer sur sa lancée, mais la suite des événements, leur dynamique même, a rendu impossible toute captation politique par une seule tendance. L’entrée en lutte des syndicats lui a apporté une dimension sociale, rappelée dès l’origine par le lieu de rassemblement. La place Taksim est un endroit traditionnel de manifestation de la gauche et du mouvement ouvrier, qui se souvient que le 1er Mai 1977, 42 personnes tombèrent sur cette place. Le petit parc Gezy qui la jouxte devait voir s’élever une reproduction à l’ancienne de casernes ottomanes abritant un grand centre commercial. Tout un symbole !

La dénonciation de l’autoritarisme du gouvernement d’Erdogan – et d’Erdogan lui-même – a noué la gerbe de ces diverses oppositions au régime. Si la Turquie connaît des élections démocratiques, il s’agit toutefois d’une démocratie très surveillée. L’exemple le plus flagrant est celui des élu·e·s kurdes, qui ne savent jamais si leur élection leur ouvre les portes de la prison ou celle du parlement. Parmi les surveillants de la démocratie, il y a l’armée, qui se considère toujours comme la dépositaire ultime des principes kémalistes, même si son hégémonie n’est plus aussi absolue et voyante que par le passé. Il y a ensuite l’Etat et ses forces de répression, dont la brutalité est sans égale en Europe. L’un des deux morts des manifestations lui est directement imputable, ainsi que les milliers de blessé·e·s décomptés. Cette brutalité est le pain quotidien des Kurdes en lutte.

Comme le montre le procès, toujours en cours, de dirigeants de la centrale syndicale des services publics (KESK), accusés au nom de la loi antiterroriste, le fonctionnement de la justice est tout entier au service de l’ordre établi, avec arbitraire à tous les étages et droits de la défense sous clef à la cave. Les dirigeants de l’AKP, le parti islamiste « moderniste » d’Erdogan, font tout pour étendre peu à peu leur domination idéologique conservatrice dans l’ensemble de la société. Dans le métro d’Ankara, des annonces demandent aux gens de « bien se tenir », c’est-à-dire ne pas s’embrasser en public. Dans la foulée, l’AKP considère les femmes violées comme des dévergondées, tolère les violences domestiques et rend l’accès à la pilule du lendemain plus difficile, tout en s’attaquant au système éducatif laïc.

C’est le couvercle de cet étouffoir qui a sauté et peut-être du même coup rendu plus difficile l’avenir politique de Recep Tayyip Erdogan, qui se voyait tenir le premier rôle d’un régime présidentiel « à la Poutine ».

Non, l’été turc ne sera pas le printemps arabe. Mais l’irruption des masses sur la scène de l’histoire est de toutes les saisons. Notre solidarité active aussi. 

 

Daniel Süri