Liberté du capital contre besoins sociaux

Liberté du capital contre besoins sociaux


Les négociations concernant l’Accord général sur le commerce des services (AGCS) sont relancées dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Tous les pays membres, dont la Suisse, sont actuellement engagés dans une procédure dite offre/demande selon laquelle chaque pays doit indiquer, d’ici aux 30 juin 2002, ses demandes de libéralisation en matière de services envers les autres pays, et d’ici au 31 mars 2003, ses offres de libéralisation envers ceux-ci. Ces négociations se déroulent dans la plus complète opacité, bien qu’elles aient d’énormes conséquences potentielles en termes de dégradation des conditions de vie et de restrictions des droits démocratiques des populations.



L’AGCS est fort peu connu du grand public, et le moins qu’on puisse dire, c’est que les médias ne font pas preuve de beaucoup de zèle pour éclairer celui-ci sur les enjeux de la négociation ou le contenu de cet accord-cadre.



On ne peut dès lors que recommander à toute personne soucieuse de s’informer de lire l’excellente brochure élaborée par Susan George et éditée par Attac sous le titre «Remettre l’OMC à sa place». Beaucoup d’éléments contenus dans la première partie de cet article sont empruntés à cette brochure. Susan George y commente de manière claire le contenu de l’AGCS et met en évidence la logique implacable des mécanismes qu’il institue ainsi que la cohérence de cette construction conceptuelle, dont toutes les parties et tous les concepts concourent au même but : éliminer toute entrave à la liberté du commerce et contraindre tous les gouvernements à avancer dans une voie unique, celle de la libéralisation des services.

Voie unique vers les privatisations


Le ministère américain du commerce a parfaitement résumé le contenu de cet accord: «L’AGCS est fait à dessein pour réduire ou éliminer les mesures gouvernementales qui empêchent les services d’être librement fournis à travers les frontières nationales».



L’AGCS vise essentiellement à libéraliser et privatiser à terme l’ensemble des services publics, à démanteler les normes légales ou réglementaires (droit du travail, protection de l’environnement, santé publique, etc.) qui entravent la liberté du capital de commercer et d’investir et à attaquer le pouvoir de régulation des Etats nationaux.



L’accord général sur le commerce des services n’est nullement un accord ponctuel, bouclé une fois pour toutes; c’est au contraire un accord-cadre qui ouvre un processus dynamique ne pouvant aller que dans un sens, celui du renforcement de la libéralisation.



Cet accord-processus comprend deux parties: d’une part des conditions cadre, valant pour tous les services et tous les pays; d’autre part une liste d’engagements par laquelle chaque pays inscrit les domaines et sous-domaines pour lesquels il est prêt à ouvrir son marché aux fournisseurs étrangers. Cette liste d’engagement est destinée à s’allonger, au fil des négociations successives, jusqu’à réalisation finale de l’utopie néo-libérale, soit la libéralisation totale du domaine des services, et en particulier celle des services publics.



L’AGCS se révèle ainsi un levier redoutable aux mains des dominants pour accélérer la libéralisation, qu’ils nous présentent, au mépris de tous les faits, comme un progrès pour l’humanité.

Marche arrière interdite


Tout est conçu dans l’AGCS pour que la prise d’engagement dans un domaine soit pratiquement irréversible. Tout retour en arrière de la part d’un gouvernement doit en effet être compensé par l’ouverture de la libéralisation dans un autre secteur; Il y a donc un effet de cliquet qui interdit tout retour en arrière.



Les dirigeants de l’OMC, et tous les gouvernements à leur suite, prétendent que les services publics ne sont pas concernés par l’accord. Ils citent ainsi l’art I, 3, b de l’AGCS qui déclare que les services objets de l’accord comprennent «tous les services dans tous les secteurs à l’exception des services fournis dans l’exercice du pouvoir gouvernemental», mais ils omettent de citer le point suivant (art I, 3, c) dans lequel sont énoncées deux conditions qui relativisent fortement cette exception, à savoir que le service ne doit être fourni par le gouvernement «ni sur une base commerciale, ni en concurrence avec un ou plusieurs fournisseurs de service».

Besoins vitaux: tout au marché!


Avec ces deux conditions, des services aussi essentiels pour la population que l’eau, les chemins de fer, la santé, l’éducation ou la culture tombent sous le coup de l’AGCS et de la libéralisation des services, car ils sont fournis soit sur une base commerciale, soit en concurrence avec des fournisseurs privés, cliniques ou écoles; les concurrents privés pourraient dès lors se prévaloir d’une «distorsion de la concurrence» à leur désavantage en raison des subvention étatiques aux services publics, pour exiger la suppression de celles-ci, ou revendiquer d’en bénéficier eux-mêmes. La revendication d’une généralisation des subventions à toutes les entreprises en concurrence dans un secteur, qu’elles soient privées ou publiques, constitue ainsi un puissant argument en faveur de leur suppression totale.



Cette libéralisation représente dès lors un grand danger pour les services publics, lesquels font partie des droits sociaux conquis par les partis de gauche et les syndicats durant les 50 dernières années, et pour les conditions de travail et de vie de l’ensemble des salarié-e-s qui seraient soumises à des pressions renforcées de la part des milieux dominants au nom de la compétitivité et de la rentabilité financière.



Nous ne saurions accepter, quant à nous, que des services aussi importants que l’eau, l’énergie, l’environnement, la poste, la santé, l’éducation, les services sociaux soient soumis à une logique commerciale et à la loi du profit. La population serait dès lors prise en otage par de puissants intérêts privés du point de vue de l’accès à ces biens essentiels, ce qui supprimerait toute garantie en matière de sécurité d’approvisionnement ou d’égalité de traitement pour toutes et tous, quel que soit revenu ou la région de domicile.

Services publics à la casse


Une telle libéralisation abolirait le principe même des services publics, lesquels sont par définition subventionnés par la collectivité, et devraient l’être avant tout par l’impôt progressif direct; pour nous, la fonction même de ces services publics consiste à répondre aux besoins sociaux essentiels de la population et à assurer un accès égal pour toutes et tous à ceux-ci.



Il faut bien voir aussi qu’une telle libéralisation – même sans privatisation – implique l’adoption par les entreprises publiques des critères de gestion de l’économie privée et du primat de la rentabilité au détriment des besoins sociaux, et nous savons par expérience que ceci se traduit par des réductions ou suppressions de prestations à la population et des pressions croissantes sur les emplois et les conditions de travail, dans le sens de leur suppression ou de leur précarisation.



Contrairement à ce qu’affirment tous les tenants de la libéralisation des services, les pays du Sud seraient particulièrement touchés par ce processus de libéralisation; celui-ci tend en effet à détruire leurs services publics (ou ce qui en reste après les mesures d’ajustement structurel du FMI) ou favorise un bradage pur et simple de ceux-ci au profit des multinationales des pays riches au nom «du traitement national» ou du «traitement de la nation la plus favorisée»; ces clauses font en effet obligation aux pays membres de l’OMC d’accorder les mêmes conditions aux puissantes multinationales étrangères qu’aux entreprises nationales, ou d’accorder à toutes les nations membres de l’OMC les avantages consentis à l’une d’elles.

Dumping social et salarial


Il faut dire un mot concernant l’un des «modes de fournitures» des services prévus par l’AGCS, qui est particulièrement problématique du point de vue social: il s’agit de la présence de personnes physiques d’un Etat membre sur le territoire d’un autre Etat membre et ce point concerne l’importation de personnel estimé nécessaire par une entreprise de services étrangère chargée de fournir un service sur le territoire d’un autre membre. Ce point ouvre bien évidemment sur des possibilités de dumping salarial et social de la part des entreprises qui auraient ainsi la possibilité d’importer pour de courtes durées du personnel d’autres pays; ce personnel serait ainsi surexploité car payé au-dessous de toutes les normes usuelles dans le pays où doit être fourni le service en question (par exemple des services de construction dans les tunnels) et il n’aurait pratiquement aucun droit car totalement soumis à l’employeur, son permis de séjour étant strictement limité à la période de travail.



Comme l’écrit Michel Servoz, bras droit de Pascal Lamy, le commissaire de l’Union Européenne chargé des négociations de l’AGCS : «Les pays en développement se sont traditionnellement intéressés à la construction en ce qui concerne le mouvement des personnes physiques. Ils peuvent fournir une force de travail hautement compétitive à des prix très bas».

Le règne de l’ORD


Il convient aussi de dire un mot du large usage qui est fait dans l’AGCS du concept de «nécessité». L’art. VI de l’AGCS concerne les «réglementations intérieures», en d’autres termes, les cadres légaux nationaux. Le concept de «nécessité» est invoqué à plusieurs reprises dans cet article, pour souligner que la norme réside dans la liberté du commerce et que toute mesure adoptée par le gouvernement national au motif de protéger sa population, la qualité des services fournis ou la santé publique, ne devra en aucun cas introduire des restrictions à la liberté du commerce «plus rigoureuse que nécessaire».



Ainsi, tout Etat conserve théoriquement le droit d’avoir ses propres objectifs politiques en matière notamment de protection des personnes, des espèces vivantes, de l’environnement ou de la santé publique, mais ceux-ci pourront être soumis à l’Organe de règlement des différends (ORD) de l’Organisation mondiale du commerce, lequel jugera du caractère nécessaire ou non de ces mesures au regard de l’objectif suprême que constitue la liberté du commerce. L’ORD pourra dès lors, cas échéant, imposer au pays de mettre sa loi en conformité avec les règles de l’OMC. Le problème, c’est que dans 10 cas sur 11, dans des affaires jugées soit dans le cadre du Gatt soit dans le cadre de l’OMC, après 1995, l’ORD a conclu au caractère non-nécessaire des mesures prises et au fait qu’elles constituaient une restriction non-nécessaire à la liberté du commerce. Le refus de l’Union européenne d’importer le bœuf aux hormones américain a ainsi été jugé une mesure «plus rigoureuse que nécessaire» pour protéger la santé publique de la population!



L’OMC est ainsi un instrument de «disciplinarisation des Etats» au service du processus de libéralisation et l’ORD qui dispose du pouvoir de juger les différends et aussi d’imposer des sanctions aux Etats membres est un instrument essentiel de ce pouvoir supra-national totalement dévoué à une liberté du commerce dans l’intérêt exclusif des multinationales et du capital financier.



Cet instrument à vocation totalitaire se subordonne tous les droits démocratiques des populations et s’octroye ainsi un droit de veto contre toute mesure de protection des intérêts des populations adoptées dans le cadre des Etats nationaux.

La maladie c’est le capitalisme


Il faut bien voir que les causes profondes de cette libéralisation sont structurelles et qu’elles tiennent aux contradictions du système. Il ne faut pas croire qu’il suffira d’une alternance et de l’arrivée au pouvoir des forces de la gauche pour que d’autres politiques soit mises en oeuvre. Aujourd’hui, les tendances internes du capitalisme s’imposent à toutes les forces politiques qui accèdent au pouvoir. C’est ce qui explique le tournant de la social-démocratie qui s’est partout convertie dans les années 90 aux politiques néo-libérales, bornant son ambition à la mise en oeuvre de «mesures d’accompagnement» à la dérégulation.



Il ne saurait en particulier y avoir, dans le cadre de cette société, nul retour vers le modèle de compromis social de l’après-guerre ou vers des politiques économiques keynésienne de relance par la demande.



Dans une période où s’expriment fortement les tendances à la baisse tendancielle du taux de profit, les contradictions du capitalisme tendent à s’exacerber: c’est pourquoi les multinationales et les investisseurs financiers exigent à toute force de pénétrer dans les secteurs traditionnellement assumés par les services publics, car tout doit être marchandisé et nulle activité ne doit échapper à la logique du profit. On comprend les convoitises qui se manifestent quand on sait que le marché mondial de l’éducation est évalué à quelque 2000 milliards de dollars et celui de la santé à 3.500 milliards de dollars. Il s’agit de plus de de créer un espace de compétition permettant aux entreprises les plus fortes d’éliminer leurs concurrentes et de détruire du capital pour restaurer le taux de profit. Il s’agit de plus d’éliminer toutes les entraves à la liberté du capital de commercer et d’investir, qu’elles soient nationales ou sectorielles, de renforcer l’exploitation des salariés et d’attaquer leurs droits démocratiques et syndicaux. La crise du système actuel contraint la classe dominante à durcir sa lutte de classe contre les salariés et la grande majorité de la population pour imposer cette libéralisation exigée par le capital financier, quelle qu’en soit les conséquences sociales. On comprend, dans ce cas de figure, les tendances répressives qui sont aujourd’hui à l’oeuvre de la part des gouvernements, ainsi que le renforcement des attaques contre les droits syndicaux (cf. l’attitude de Berlusconi et d’Aznar face aux grèves générales de ces derniers mois).

Voeux pie et slogans creux


Il faut dès lors renoncer au rêve éveillé qui consiste à vouloir «humaniser le capitalisme» et cette mondialisation capitaliste dévastatrice; ce mot d’ordre n’est qu’un slogan creux et un voeux pie !



Nous devons certes durcir le rapport de force, nous battre contre cet AGCS, exiger des moyens pour de véritables services publics répondant aux besoins de la population, mais il ne faut pas croire que le seul rapport de force que nous pourrons mettre en œuvre par nos luttes et nos mouvements suffira à inverser la tendance, car ce système est de plus en plus totalitaire et tend à ne plus tolérer d’espace de compromis social; il attaque au contraire les droits démocratiques des populations et les droits des salarié-e-s pour imposer son modèle dans le seul intérêt des multinationales et du capital financier. Il existe aujourd’hui, dans la gauche, toute une discussion pour savoir si ces tendances à la libéralisation sont inévitables ou non. Je ne crois pas qu’elles le soient de manière absolue, mais je crois à coup sûr qu’elles le sont dans le cadre de ce système.



Nos luttes contre cette libéralisation et pour la défense des services publics sont de toute évidence nécessaire, mais elles doivent s’inscrire dans un projet pour changer de société, pour construire une alternative à ce système destructeur, et ceci ne sera possible qu’à l’échelle mondiale, dans le sens esquissé par le forum social mondial, avec son mot d’ordre «un autre monde est possible».

Deux questions essentielles


Nous sommes aujourd’hui face à une crise de système, une crise de civilisation même, extrêmement périlleuse pour l’humanité, et nous devons éclairer l’avenir par un projet, par une réponse de contenu aux deux questions suivantes: «Où voulons-nous aller ?» et «Quelle société voulons-nous ?»; Nous devons débattre à ce sujet et identifier les forces qui ont intérêt à un changement de société pour les gagner à ce projet; nous devons aussi discuter des voies et moyens de rompre avec le capitalisme et de réaliser ce projet, en faisant fond sur les contradictions qui travaillent ce système social.



Les illusions ne sont plus de mises après les défaites cuisantes de la social-démocratie européenne, qui gouvernait, rappelons-le, 13 pays sur 15 en Europe, en particulier les principaux d’entre eux, et n’a réussi qu’à mettre en oeuvre des politiques néo-libérales de privatisation et de libéralisation des services publics et des politiques d’austérité au détriment de la majorité de la population, tandis qu’elle concédait des cadeaux fiscaux aux riches et aux entreprises. L’extrême-droite a recueilli les fruits du mécontentement populaire, parce qu’elle a un projet, dont nous savons qu’il est réactionnaire et nous conduirait à la catastrophe, un projet de retour en arrière vers une identité nationale figée et mythique, un projet fondé sur la préférence nationale qui est totalement adapté à la compétitivité toujours plus exacerbée qui existe dans le monde, laquelle introduit à tous les niveaux la guerre de tous contre tous, et dont nous savons qu’il implique le durcissement des rapports avec l’immigration et avec les pays du tiers-monde, l’exaltation de la famille et de la soumission des femmes aux rapports du patriarcat. Le problème, c’est qu’iaujourd’hui, cette extrême-droite influence toutes les forces politiques, et que la droite «dure» qui arrive aujourd’hui au pouvoir en Europe lui emprunte tous ses concepts sécuritaires, nationalistes et de durcissement dans les rapports avec l’immigration, tout en renforçant la répression contre les mouvements qui contestent le caractère destructeur de la mondialisation capitaliste.

Des liens nécessaires


Nous avons besoin d’un projet, nous ne pouvons pas nous limiter à des mouvements, certes nécessaires, mais réactifs et défensifs. C’est dans ce sens que nous devons aller, à savoir lier notre lutte et nos mouvements contre la libéralisation des services publics à une lutte contre la logique de ce système et pour un changement de société: Et celui-ci ne se résume pas à obtenir des strapontins dans l’OMC en croyant pouvoir influencer celle-ci de l’intérieur alors qu’il s’agit fondamentalement d’une institution qui, comme le FMI ou la Banque mondiale, a pour but de promouvoir les conditions de la mondialisation capitaliste, parmi lesquelles la primauté du marché et du commerce sur toutes les valeurs sociales, environnementales et humaines.



Eric Decarro