Mort des abeilles et pesticides

Mort des abeilles et pesticides : La belle au bois dormant ouvre un oeil

Après la décision européenne de suspendre partiellement l’utilisation de trois pesticides de la famille des néonicotinoïdes (Cruiser, Gaucho, Poncho, Cheyenne), le Conseil fédéral pouvait difficilement rester léthargique. L’Office fédéral de l’agriculture (OFAG) a donc franchi le pas et a lui aussi suspendu l’autorisation d’utiliser ces molécules pour le traitement du colza et du maïs. A contrecœur et pour quelque temps.

En 2009, un congrès scientifique réunissant 500 spécialistes de l’abeille et 10 000 par­ti­cipant·e·s était arrivé à la conclusion que la mort des abeilles ne résultait pas de l’action d’un seul «tueur patenté», d’un seul facteur causal (comme un virus, un parasite ou un pesticide), mais de plusieurs, agissant en combinaison. Léninistes sans le savoir, ces agents appliqueraient la stratégie du «marcher séparément, frapper ensemble». La conclusion logique eût été de prendre en conséquence des mesures multifactorielles elles aussi, à commencer par les plus simples, parmi lesquelles l’interdiction de produits phytosanitaires suspects. L’OFAG ne s’y est résolu qu’en reculant, car «ces produits ne constituent pas un risque inacceptable pour les abeilles lorsqu’ils sont utilisés de manière conforme aux prescriptions et dans des conditions normales», tout en concédant que «la marge de sécurité pour les abeilles est faible dans certaines situations » (communiqué du 29 avril).

L’Union européenne a mis le temps et la Suisse ne s’est pas pressée non plus. De gros intérêts sont en effet en jeu du côté de l’agrochimie et de l’agriculture intensive. Pourtant, en matière de mortalité des abeilles, la situation helvétique s’est fortement dégradée. On cite souvent les États-Unis comme exemple de catastrophe, avec leur moyenne annuelle d’extinction de 30 % de la population des butineuses. L’an passé, la Suisse a pourtant connu une disparition de la moitié de sa population, alors que la tolérance pour l’apiculture est de 10 % ! Et le pays ne compte plus de colonies d’abeilles sauvages, leur inexorable déclin ayant commencé au milieu des années 80. Mais les médias nous rassurent toutefois : la faculté vétérinaire de l’Université de Berne a dégainé l’arme fatale en créant une chaire dédiée à la santé des abeilles, occupée qui plus est par une pointure, le chimiste et biologiste Peter Neumann. Ce dernier dirige depuis 2008 le réseau mondial « Coloss », qui s’occupe de l’effondrement des colonies d’abeilles.

 

Monsieur Abeilles et le «varroa destructor»

Peter Neumann le dit et le répète sur tous les tons : le facteur principal de la situation actuelle est la migration – depuis l’Asie, où les abeilles le tolèrent – d’un acarien, le varroa destructor, qui se nourrit de l’hémolymphe (le « sang ») des abeilles et leur transmet des virus. La clé réside donc dans la mise à jour des relations complexes entre les abeilles, le parasite et les virus. Le rôle du varroa est effectif. Mais en centrant toute l’attention sur lui, on passe d’une compréhension multifactorielle, celle du congrès international, à une approche presque monocausale. En outre, c’est le point de vue traditionnellement défendu par l’OFAG : «de plus il est important de poursuivre les recherches sur les causes de la disparition des abeilles, dont le parasite varroa semble être un facteur déterminant». Et, comme ça tombe bien, c’est aussi l’avis des deux principaux producteurs de pesticides, l’allemand Bayer et le suisse Syngenta qui, dans un communiqué présentant leur plan pour une amélioration du cadre environnemental des abeilles, appellent à investir «dans la recherche et le développement de nouvelles solutions pour les principaux facteurs de la mortalité des abeilles, parmi lesquels les parasites et les virus». Tant que l’on observe virus et parasites, on ne regarde pas trop du côté des pesticides. Et pour combattre les parasites, pourquoi pas un insecticide ?

La chaire de la faculté vétérinaire a été financée grâce à un don privé de 5 millions de francs sur dix ans, celui de la fondation Vinetum. Créé par l’ancien propriétaire de la marque de montres Rolex, Harry Borer, cette fondation a comme vice-président l’avocat fiscaliste et ancien professeur de droit Peter Böckli. Cet homme de réseau, présenté par le magazine alémanique Bilanz comme le «souffleur des puissants», a aussi leur oreille. Ancien des conseils d’administration de Nestlé et d’UBS, il fait partie du gratin bâlois. Il tutoie Marcel Ospel, Peter Brabeck et bien d’autres pontes (Novartis, Syngenta, Bâloise, banque Sarasin, etc.) Il serait pour le moins étonnant qu’un homme de cette trempe soit à l’initiative d’une recherche susceptible de heurter frontalement les intérêts de la chimie bâloise.

 

Daniel Süri