Le mouvement démocratique et la gauche anticapitaliste en Russie

Le 7 mai dernier, solidaritéS et le Parti socialiste genevois avaient invité Aleksander Lekhtman, membre du Mouvement socialiste russe (MSR), à présenter la situation politique et sociale de son pays, où la gauche fait face à une campagne de répression sans précédent, dans le sillage de la grande manifestation démocratique anti-Poutine du 6 mai 2012. Nous en avons profité pour l’interviewer.

En quoi consiste la répression actuelle envers la gauche russe? Est-elle de nature à entraver le mouvement contre le régime de plus en plus autoritaire de Poutine?

 

Après la grande manifestation de l’opposition du 6 mai 2012, les autorités ont arrêté le leader du Front de gauche, Sergueï Oudaltsov, mais ils ne se sont pas contentés de cela : ils s’en sont pris aussi à des mi­li­tant·e·s de base, dont une trentaine font actuellement l’objet de graves inculpations. Cette offensive vise à affaiblir la gauche et à intimider ses membres, parce qu’ils jouent un rôle important dans la bataille démocratique en cours et peuvent faciliter sa jonction avec le mécontentement social croissant. Il faut dire que le mouvement démocratique a accusé le coup au cours de l’automne 2012. Pourtant, à l’approche du 6 mai 2013, date choisie pour une nouvelle démonstration de force à Moscou, il a redressé la tête, et nous avons été 25 000 à 30 000 à occuper la rue ce jour-là. Il est difficile de prévoir comment les choses vont tourner dans les mois à venir, mais il est essentiel de développer une large solidarité internationale avec les accusé·e·s des «Procès de Moscou» en préparation, qui ont été interpellés après le 6 mars 2012 pour «atteintes massives à l’ordre public».

 

Peux-tu en dire plus sur les origines du mouvement démocratique qui conteste le régime autoritaire de Poutine? Quels liens entretient-il avec le mouvement social?

 

Ce mouvement démocratique est né de la convergence de pro­tes­tations locales, de nature sociale (sur des objectifs précis) et politique (contre la corruption). Celles-ci ont alimenté une mobilisation d’ensemble, au niveau de la Fédération, à laquelle divers acteurs régionaux ont pris part à titre individuel. Il faut noter cependant que ce mouvement démocratique, compte tenu de son orientation politique majoritaire, libérale et nationaliste, a jusqu’ici bloqué la prise en compte de revendications sociales, par exemple la défense des services publics, suscitant une certaine méfiance des milieux populaires. La gauche doit donc tenir compte de cette contradiction en participant sans conditions aux mobilisations politiques démocratiques, tout en s’efforçant de consolider le mouvement social en leur sein. Dans cette perspective, nous œuvrons à renforcer, parfois même à mettre sur pied, des organisations syndicales dans l’industrie, mais aussi dans les services, notamment dans l’enseignement, la santé, les uni­versités, etc.

 

Comment est organisée l’opposition démocratique? Peux-tu présenter ses principales composantes? Quel rôle joue la gauche en son sein?

 

Depuis la fin de l’année 2011, les luttes démocratiques étaient portées par un ensemble de forces rassemblées spontanément, sans structure formelle. C’est dans de telles conditions que la première grande manifestation du 6 mai 2012, contre l’inauguration du nouveau mandat de Vladimir Poutine, a été organisée. Par la suite, en octobre-novembre 2012, l’idée s’est concrétisée de constituer une direction élue du mouvement d’opposition. Ce sont ainsi près de 100 000 personnes qui ont participé, dans les grandes villes, à l’élection d’un Conseil de coordination de l’opposition russe, composé de 60 personnes. Parmi elles, la fraction majoritaire est celle des nationalistes libéraux d’Alexeï Navalny. De son côté, la gauche compte 5 à 10 re­pré­sen­tant·e·s, selon les critères utilisés. Depuis sa mise en place, ce Conseil n’a pas bien fonctionné, probablement en raison de sa profonde hétérogénéité politique. Ainsi, l’appel à la manifestation du 6 mai 2013 a été porté de façon très hésitante et désordonnée, que ce soit pour le choix de la date (un lundi, jour de travail) ou pour la préparation concrète de la mobilisation. En même temps, les foyers de protestation sociale se sont multipliés, de janvier à avril, mais nous ne savions pas s’ils trouveraient à s’exprimer dans la mobilisation démocratique du 6 mai dernier à Moscou. Le succès de cette manifestation semble indiquer que cette convergence à tout de même été possible.

 

Peux-tu présenter les principales organisations de la gauche russe et indiquer leurs priorités?

 

J’appartiens au Mouvement socialiste russe (MSR), qui s’est formé au début de l’année 2011, à partir de différents courants et mi­li­tant·e·s d’origine majoritairement trotskyste, issus notamment de la section de la Quatrième Internationale (Vperiod) et d’un groupe issu du Comité pour une internationale ouvrière. Son activité vise prioritairement le développement d’une gauche sociale, notamment dans le monde syndical. Nous sommes en lien avec le Front de gauche, qui regroupe différents courants de la gauche radicale, rassemblés d’abord autour des Forums sociaux, mais aussi autour d’une organisation qui se nomme l’Avant-garde de la jeunesse rouge et se revendique du marxisme-léninisme. La gauche russe compte une troisième composante d’obédience anarchiste, dont l’un des animateurs, Alexeï Gaskarov, vient d’être arrêté. Elle a joué un rôle significatif dans l’animation des luttes environnementales et antifascistes – le pouvoir russe ayant développé des liens forts avec l’extrême droite nationaliste depuis les années 90. Ce sont ces organisations qui subissent aujourd’hui la plus forte répression, dans la foulée de la manifestation du 6 mai 2012 à Moscou.

 

Entertien réalisé par Jean Batou

La version finale n’a pas pu être relue par Aleksander Lekhtman