Démagogie sociale et nationalisme: les avatars du péronisme

Démagogie sociale et nationalisme: les avatars du péronisme


Difficile de comprendre l’Argentine sans évoquer le péronisme, ce mélange de nationalisme et de populisme qui a profondément marqué la vie politique de ce pays. Combinant réformes sociales, politique de collaboration de classes et culte de la personnalité, ce type d’idéologie reste encore vivace en Amérique latine et fait des émules partout où les institutions représentatives sont discréditées.



En 1943, devant la menace d’une possible victoire électorale des libéraux favorables aux intérêts étatsuniens, un groupe d’officiers prend le pouvoir en Argentine pour défendre les intérêts des gros propriétaires terriens exportateurs de céréales, laine et viande. Parmi eux, Juan Domingo Peron, qui crée un nouveau ministère, le ministère du Travail et de la Protection sociale. Il comprend vite l’intérêt de s’appuyer sur une masse prolétaire qui s’est formée depuis les années trente, durant une première période d’industrialisation menée par un régime militaire. Ses réformes sociales favorables aux ouvriers le rendent si populaire que ses camarades militaires tentent de l’arrêter en 1945, mais il est aussitôt délivré par une marée humaine de «descamizados» («sans-chemise») qui le porte en triomphe. L’année suivante, il est démocratiquement élu président de la République, face à une large coalition allant des conservateurs aux communistes.

Les recettes politiques de Peron


Peron, ancien champion d’escrime au physique avantageux et fervent admirateur de Mussolini, assoit alors son autorité. Grâce aux exportations agricoles vers l’Europe et aux énormes réserves financières issues des créances de guerre accordées aux alliés durant le second conflit mondial, il nationalise les services publics et les banques, continue à développer une industrie nationale, et «soigne» tout particulièrement les classes populaires: réduction du temps de travail, congés payés, régimes de retraite, logements, allocations familiales, etc. Main de fer dans un gant de velours, il parvient peu à peu à contrôler tout l’appareil d’Etat. Il bureaucratise les syndicats, totalement inféodés à son parti, tout en interdisant le droit de grève «au nom du progrès social». Pour justifier cette politique à la fois sociale et autoritaire, le «Lider» développe une idéologie floue, le «justicialisme», qui conjugue souveraineté nationale, indépendance économique et justice sociale. Il s’agit en fait d’une véritable politique de collaboration de classes: Peron parvient à faire comprendre à la classe possédante qu’il lui faut lâcher un peu (les réformes sociales) pour garder l’essentiel (le pouvoir économique). Mais il refuse dans les faits de s’attaquer aux grands propriétaires terriens (la loi agraire est sans cesse repoussée), ou de rompre véritablement avec le capitalisme étranger, notamment anglais et nord-américain. Pour maintenir son ascendant sur le peuple, Juan Peron a une alliée, sa propre femmes, la charismatique Maria Eva, surnommée Evita, qui se consacre ostensiblement aux bonnes oeuvres et devient une sorte de «Madone des pauvres».



Acheter ainsi la paix sociale finit cependant par vider les caisses de l’Etat. L’industrie, qui manque d’investissements pour se moderniser, ne parvient pas à prendre le relais d’une économie agricole qui subit de mauvaises récoltes en 1951 et 1952. Le pays entre en crise. Après la mort d’Evita, le régime péroniste devient de plus en plus autoritaire et policier. Les enseignants sont par exemple contraints à jurer fidélité au «Lider», sous peine d’être licenciés, ce qui arrivera d’ailleurs à la moitié d’entre eux. Pour tenter de garder un soutien populaire, Peron préconise des réformes qui lui attirent l’opposition de l’Eglise, menace de redistribuer les terres, ce qui inquiète la bourgeoisie et une partie des forces armées. Renversé par un coup d’Etat en 1955, Peron lâche le pouvoir et s’exile. Il influence néanmoins toujours la vie politique argentine depuis l’Espagne de Franco où il s’est réfugié. En 1973, alors que l’aile gauche de son parti vient de prendre le pouvoir, il revient en Argentine avec l’assentiment des militaires pour bloquer les réformes et favoriser une mouvance d’extrême droite qui parviendra finalement au pouvoir en 1976, deux ans après sa mort.

Permanence du péronisme


Le principal effet du péronisme est d’avoir détourné les milieux populaires du marxisme et du socialisme. Le justicialisme comme mode de redistribution des richesses sans appropriation des moyens de production s’est rapidement révélé une impasse économique, mais cette illusion a marginalisé un Parti communiste pourtant relativement important avant la seconde guerre mondiale. De même, l’extrême gauche, malgré une importante progression dans les années soixante, n’a pas pu trouver une véritable base sociale – les organisations révolutionnaires seront finalement brisées par la dictature militaire de 1976 à 1983, qui fera 30000 morts et 100000 exilés…



Après le retour des institutions démocratiques et sept ans de gouvernement radical marqués par une inflation galopante, un péroniste, Carlos Menem, revient au pouvoir en 1990. Rompant totalement avec les traditions redistributives du Parti justicialiste, il suit jusqu’en 1998 une politique ultralibérale, vend littéralement le pays aux capitaux étrangers, détruit l’industrie nationale et les services publics, déréglemente l’économie et lamine la classe ouvrière. Le président radical qui le remplace, Fernando de la Rua, continue les plans d’austérité exigés par le FMI, jusqu’à déclencher les émeutes et les «concerts de casseroles» de décembre dernier. Ces deux grands partis sont désormais totalement discrédités aux yeux de la population argentine même si, grâce au clientélisme des gouverneurs de province, les péronistes gardent une certaine assise populaire. Aujourd’hui, le nouveau président péroniste, Edouardo Duhalde, tente de renouer avec la rhétorique nationaliste pour faire accepter son plan de relance. Il ne parvient cependant à tromper personne, tant il est clair que la dévaluation du peso se fera au détriment des salariés, des retraités et des classes moyennes surendettées, tandis que le gouvernement ménage les intérêts des multinationales qui ont pillé le pays pendant des années.



Les recettes du péronisme historique restent efficaces quand il s’agit de prendre le pouvoir en période de confusion idéologique, sans avoir de projet de transformation radicale de la société. Au Venezuela, le commandant Hugo Chávez est parvenu au pouvoir en 1998 par la voie électorale grâce à un populisme inspiré de celui de Peron. En France, on peut remarquer dans la campagne présidentielle de Jean-Pierre Chevènement les mêmes appels ambigus à la souveraineté nationale, à l’indépendance économique, à un Etat fort, et surtout à un homme providentiel et déterminé.



Vincent Goulet

(avec Gilles L., Estella R. et Myrna S.)
tiré de Rouge 19 janvier 2002