Sortie de crise: plaidoyer pour le socialisme

Sortie de crise: plaidoyer pour le socialisme


La débâcle de l’économie argentine a infligé un coup sévère au crédo néolibéral, mais elle a montré également que ce modèle en vigueur n’est pas la seule cause de son effondrement. En réalité, cette débâcle est le produit combiné de ce dogme économique, des effets de la dépendance, mais aussi de l’irrationalité capitaliste elle-même. Il faut donc agir simultanément sur ces trois causes avec un projet orienté vers le socialisme.



Claudio Katz*



Les néolibéraux tentent de prouver qu’ils n’ont aucune responsabilité dans la dépression explosive que nous vivons. Ils oublient simplement que l’Argentine a été le terrain d’essai de la plus formidable expérience contemporaine de privatisation, de dérégulation et d’ouverture commerciale. Ses artisans ont joui d’une totale impunité pour brader les entreprises publiques, dé-nationaliser l’industrie, flexibiliser l’emploi et libéraliser le système financier. On leur a laissé les mains libres pour opérer sans anesthésie et les résultats de leur gestion sont sous nos yeux. Personne ne peut prétendre sérieusement que la crise n’a rien à voir avec la politique néolibérale ou qu’elle découle seulement de mauvais choix laissés ouverts par cette orientation.

L’impunité néolibérale


Les économistes de l’establishment continuent à ergoter contre le déficit public, comme si l’effondrement des finances publiques était l’héritage d’un autre système que le leur. Ils critiquent la dilapidation des fonds de l‘Etat, occultant qu’ils ont soutenu toutes les résolutions en vue de sauver les banques et les entreprises de leurs associés et de leurs employeurs avec des ressources publiques. Ils critiquent de façon véhémente la dette extérieure, qu’ils ont eux-mêmes fait exploser pour financer la fuite des capitaux, les prêts à eux-mêmes, le blanchiment d’argent et la corruption organisée. Si les Lopez Murphy, Broda, C. Rodriguez, R. Fernández, Melconian ou Redrado peuvent continuer à pontifier dans les médias, c’est parce que la classe dominante donne crédit à leur message faisant fi du rejet de la majorité de la population.



De même, les prêches du FMI s’appuient sur cet exercice arrogant du pouvoir. Le Fonds ne prétend pas convaincre. Il envoie simplement des directives à ses agents de la Banque Centrale et du Ministère de l’économie, se soumettant parfois à de brèves formalités devant le Congrès et les tribunaux. Aujourd’hui, les dirigeants du FMI ne présentent pas les «réformes réalisées» comme un exemple mondial de modernisation. Ils cherchent à cacher leur paternité de ect effondrement, imputant la responsabilité du désastre aux Argentins. Ils affirment que nous sommes des gens désorganisés, irresponsables et apathiques et déclarent que nous «méritons de souffrir» et de nous voir infliger le traitement d’une république bananière.



Ce discours méprisant est aussi assumé par le gouvernement et ses alliés du parti radical, en opposition ouverte avec les sentiments populaires et, pour cela, l’abîme qui sépare la classe domiante du gros de la population s’accroît de jour en jour. La servilité quotidienne de tous les bureaucrates réactive le désir «qu’ils s’en aillent tous», parce qu’il paraît particulièrement choquant de voir comment les hommes du gouvernement reprennent à leur compte chaque nouvelle insulte des élites nord-américaines et européennes. Il acceptent sans discuter que «les Argentins sont comme ça» et appellent à dépasser «notre indiscipline par un ajustement accru». Mais comme aucun agent du pouvoir ne survit avec des bons «lecop» et ne fouille les ordures pour survivre, ils peuvent répéter encore et encore cet appel à la soumission collective. Ils n’ont pas d’enfants qui crèvent de faim à l’école, ni de familles ruinées par l’escroquerie à l’épargne. C’est pourquoi, depuis leur bulle de bien-être, ils continuent à tailler dans le vif, poussant le pays vers l’africanisation sociale et le démembrement possible de la nation.

Comment définir le modèle néolibéral


Caractériser la crise comme le résultat du modèle néolibéral – et non principalement d’erreurs de politique économique – jouit actuellement d’une grande crédibilité. Mais le problème apparaît, lorsqu’il s’agit de définir ce que signifie exactement ce modèle, parce que cette domination a de multiples acceptions. Jusqu’au début de l’année, il était courant de l’identifier à la convertibilité et on espérait s’en débarrasser avec la dévaluation. Mais la fin de la parité fixe a seulement débouché sur une poussée inflationniste et sur un recul additionnel du produit brut.



Comme cela arrive toujours dans de tels cas, les promoteurs de la dévaluation affirment aujourd’hui que la modification du taux de change a été «excessive», «mal appliquée» ou «mise en oeuvre sans mesures d’accompagnement». Ils oublient que cette absence de contrôle est la norme des dévaluations, qui visent généralement à réaliser des transferts de ressources socialement régressifs. Et ce but a été pleinement atteint durant le premier tiers de l’année avec l’augmentation des prix au détail (21%) et de gros (57%). Vu le peu d’incidence des exportations sur le niveau de l’emploi et le coût actuellement énorme du financement de l’industrie, les effets dépressifs de la dévaluation sur la production et la consommation ne sont pas du tout surprenants.



Selon une seconde acception, le modèle néolibéral est identifié à l’ouverture commerciale, à la désindustrialisation et au recul de la rentabilité des entreprises locales. Ses défenseurs au sein de l’Union Industrial Argentina (UIA) espéraient attaquer ces maux en arrimant l’économie au peso et en injectant des liquidités du Trésor public. Jusqu’ici, personne ne sait quel sera le montant final de cet effort public, qui n’a pas empêché l’effondrement industriel. Les gains engrangés par Perez Companc ou la Telefónica, grâce à ces liquidités, sont partis en fumée avec l’approfondissement de la dépression et la morosité des affaires. La chute brutale du pouvoir d’achat et la contraction subséquente des ventes relativise actuellement l’impact d’une subvention directe au capital.



C’est sur une telle évidence que s’appuie la troisième acception du modèle néolibéral, insistant sur son caractère excluant et régressif, en tant qu’il provoque la contraction de la demande. Cette trait s’est renforcé de façon dramatique avec le gouvernement Duhalde, qui a ajouté 2 millions de nouveaux pauvres à l’armée des 14 millions de personnes déjà misérables, et ceci en quatre mois. La contribution active de l’UIA et de Mendiguren à cette aggravation de la paupérisation confirme que les acteurs du «choc redistributif» ne seront pas – comme l’espèrent les économistes de la CTA – les entreprises locales.



Individuellement, les capitalistes pensent toujours à leurs profits, non à l’amélioration générale du pouvoir d’achat et, pour cela, ils souhaitent que leurs concurrents – non eux-mêmes – stimulent la vente en prenant en charge l’augmentation des revenus.



La priorité de l’UIA, ce n’est pas la réactivation de la demande, mais la conversion de la misérable aide aux chômeurs/euses en salaire acceptable, moyennant l’élimination des indemnités et la consolidation de la violence sociale de ces dernières années. Pour récupérer le pouvoir d’achat, il faut recourir à d’autres moyens: la lutte et la mobilisation populaire.

Dépendance et endettement externe


Depuis que l’Argentine est devenue la brebis galeuse du marché financier mondial, de nombreux économistes ont découvert que le paiement de la dette externe bloquait la respiration de son économie nationale. C’est pour cela qu’ils ont cessé de considérer cette hypothèque comme immuable, un obstacle mineur ou un problème exclusivement continental. Les auteurs du Plan Phénix, par exemple, qui, au mois de septembre 2001, préconisaient la renégociation de la dette, proposent maintenant que son paiement soit suspendu.



Les économistes de la CTA se sont aussi ralliés à cette exigence. Bien qu’ils continuent à déduire de l’association des créanciers avec les groupes capitalistes nationaux, qu’il est inutile de se battre pour la non-reconnaissance de la dette, ils ont accepté le fait que la suppression de son paiement devenait indispensable vu le défaut de biens nécessaires à rembourser une grande part des passifs. Cette exigence signifie qu’ils reconnaissent que la crise implique aussi que les créanciers se soumettent.



Mais ce diagnostic n’est explicité par aucun des défenseurs d’une prise de distance avec le FMI. Ils ne parlent nullement de la dépendance, de la subordination à l’impérialisme; ils n’admettent pas que la dette soit l’expression de relations de recolonisation. Au contraire, ils considèrent la suspension des paiements comme une brève étape d’ostracisme qui aboutira au retour dans le giron de la «communauté financière internationale» une fois que l’économie aura redémarré, que les réserves de devises seront reconstituées et qu’un accord avec les banques aura été atteint. Mais ils oublient que cette politique a déjà été tentée dans les années 80 par Grinspun en Argentine et par A. Garcia au Pérou. Ils ne se souviennent pas non plus que dans ces deux cas, le conflit avec le FMI s’est conclu par des demandes de pardon et l’acceptation des exigences des créanciers, aujourd’hui beaucoup plus grandes.



Une trêve avec le FMI ne résout pas le problème de la dette. Cette hypothèque exprime au plan financier la même relation de dépendance que l’échange inégal dans le domaine commercial, ou la cession d’actifs dans la sphère industrielle. Cette soumission sous ses multiples formes – qui bloque la croissance, fragmente la force de travail, désarticule l’accumulation du capital et morcelle le marché interne – n’est pas spécifique à l’Argentine. Elle affecte toutes les nations de la périphérie et est la cause première des crises qui, durant les années 90, a frappé le Mexique, le Brésil, la Russie et le Sud-Est Asiatique.



La suppression du paiement de la dette ne sera profitable que si elle fixe le point de départ d’une politique anti-impérialiste. Considérée comme mesure transitoire conduisant à une renégociation avec le FMI, elle conduira à l’accroissement prévisible des tensions et à une issue défavorable pour le pays. Par contre, un réel moratoire signifierait la volonté de mettre fin à la parodie de défaut de paiement mise en scène par le Congrès, et qui n’a conduit à aucune interruption effective du paiement de la dette. Le récent déboursement de 680 millions de dollars, par exemple, n’est que l’épisode le plus récent de l’échelonnement des paiements que le gouvernement prétend satisfaire tant que les réserves ne sont pas épuisées. L’Argentine paie le FMI pour que ses inspecteurs décident combien de licenciements pourront supporter les provinces, comment devra être clos le dossier juridique de Rohm et Moneta et quelle sera la loi des faillites la plus favorable à la prochaine vague de délocalisations industrielles hors du pays. L’argent refusé aux petits épargnants parvient ainsi ponctuellement aux organismes qui programment l’ajustement.



La reconstruction de l’économie exige que soit mis un terme à cette soumission en rompant avec le FMI afin d’annuler concrètement les missions de ses représentants. Tant que le Ministère de l’Economie continue a être manipulé par A. Kreuger et A. Singh, il ne sera pas possible d’établir un budget autonome, ni de déterminer combien d’argent sera réservé aux dépenses prioritaires d’alimentation, d’éducation, de santé ou en investissements publics.



Personne ne peut défendre sérieusement que cette rupture «nous couperait du monde», ceci parce que le crédit international de ce pays a déjà été suspendu depuis plus d’une année, qu’il ne reçoit plus un seul dollar d’investissement et qu’il doit supporter l’humiliation d’une demande de visa pour tout citoyen/ne souhaitant se rendre dans les pays dominants. Ceux qui plongent le pays dans une telle situation de paria du capitalisme n’ont pas l’autorité requise pour alarmer la population quant aux effets supposés d’une politique indépendante.



Comme l’Argentine est déjà isolée, le problème consiste à savoir dans quel monde elle veut s’insérer. La planète des banquiers, bureaucrates et entrepreneurs, qui fréquentent Washington et Davos, est l’univers qui a poussé le pays vers son effondrement actuel. L’autre monde est habité par des millions de travailleurs, de jeunes et de chômeurs qui sont en tête des manifestations de protestation globale contre le capitalisme à Seattle, Barcelone et Porto Alegre. C’est sur eux que l’Argentine peut compter si elle se résout à se dresser contre le Fonds Monétaire.

Leçons du capitalisme réel


L’ampleur de l’effondrement économique à ravivé l’intérêt d’investiguer les relations entre la crise actuelle et les déséquilibres intrinsèques du capitalisme. Cette préoccupation provient, dans une large mesure, de l’expropriation que les banquiers ont fait subir aux petits épargnants. Ce n’est pas le spectre communiste qui a confisqué les maigres indemnités et les avoirs des déposants, mais les banques qui symbolisent pourtant la confiance sociale dans le système. Ces institutions ont violé les contrats, méprisé la propriété privée, ignoré leurs engagements et escroqué des millions de personnes. La population a pu expérimenter dans sa propre chaire que la réalité du capitalisme est très différente de l’idéal que décrivent ses apologistes. Ils ont pu vérifier comment ce régime, loin de rétribuer l’effort individuel et de récompenser l’accumulation personnelle s’est au contraire approprié directement leurs revenus familiaux.



D’autre part, il n’est plus possible de cacher le fait que la paupérisation massive de la population est due à l’action du capitalisme. Ceux qui assimilent ce régime social à la prospérité n’ont jamais imaginé. qu’en Argentine, le grenier du monde, on puisse mener des chevaux à l’abattoir et manger des chats. Ils n’ont jamais supposé qu’une génération d’enfants puisse souffrir de rachitisme, de ralentissement de la croissance et de réduction de leurs facultés mentales en raison de leur sous-alimentation. Ici, il n’y a pas eu de guerre, ni de catastrophes naturelles, mais un désastre social qui, loin «d’affecter tout le monde» a favorisé les groupes les plus concentrés du capital. Ces entrepreneurs profitent du chômage massif pour ignorer les conquêtes du mouvement ouvrier et imposer des journées de travail rétribuées par des salaires dérisoires. Le monde étant mis à nu, on peut observer aujourd’hui à quel point le capitalisme est un système d’exploitation qui ne peut «s’humaniser», parce qu’il est basé sur les profits tirés de la plus-value, elle-même extraite des salariés.



Les privatisations ont aussi démasqué la réalité du capitalisme. Leur assimilation, à l’origine, avec l’efficacité, l’investissement et la création d’emplois, a été totalement démentie. La vente d’entreprises publiques a permis d’accumuler le butin issu d’une immense spoliation, conduite par des compagnies qui opèrent sans risques et qui en tirent des gains garantis par l’Etat. Mais ce saccage ne résulte pas d’un «manque de capitalisme», il représente au contraire la conséquence directe de l’action de ce système. Les monopoles, les rentes financières, les manipulations de prix, la corruption et les détournements de fonds sont les pratiques habituelles de ce régime.



Le visage brutal du capitalisme n’a plus de maquillage en Argentine, ni même dans la plupart des pays de la périphérie. C’est pour cela que nombreux sont ceux qui rêvent d’imiter les versions nord-américaine, suisse ou allemande de ce régime, comme si chaque pays pouvait choisir librement sa place dans une division mondiale du travail hiérarchisée. Aucun habitant d’Asie, d’Afrique ou d’Amérique Latine n’est heureux de la position qu’occupe son pays dans l’économie mondiale. Mais cette insertion est le produit historique d’un système caractérisé par la polarisation et le transfert systématique des ressources de la périphérie vers le centre. C’est particulièrement le cas avec la mondialisation actuelle qui ne donne plus de place à la prospérité collective. C’est pour cette raison que s’approfondit chaque jour l’asymétrie des revenus, de la consommation et des profits, y compris dans les pays industriels avancés.



L’illusion consistant à croire qu’il est possible de fuir cette réalité en «construisant un autre capitalisme», tel a été le rêve permanent de tous les adeptes du développement. Mais à l’issue de plusieurs décennies d’essais frustrants, il faut bien reconnaître que cet objectif était inatteignable dans un système mondial dominé par le pouvoir impérialiste. On pourrait déduire de cette conclusion que toute initiative est devenue inutile ou se plaindre du destin cruel qui frappe les Argentins, mais on peut aussi chercher une voie non capitaliste, qui permettrait d’inverser la tendance à la décadence du pays.



On fait un pas en avant sur ce chemin en élaborant un programme concret d’émancipation socialiste. Il ne suffit pas en effet de proclamer seulement que le capitalisme est la cause de l’hécatombe nationale. La catastrophe de l’économie argentine n’est pas la conséquence exclusive, ni directe, de la «crise mondiale», comme le prouve l’impact spécifique de la récession globale dans chacun des pays. La dépression cumulative que traverse le Japon depuis une décade n’a pas provoqué, par exemple, de désastre social comparable à celui que l’on connaît en Argentine. Le résultat de la crise a été inégal y compris au sein de la périphérie.



Admettre que «le problème c’est le capitalisme», c’est essentiel pour concevoir une alternative. Mais il est nécessaire de donner à ce postulat un contenu concret pour éviter que le socialisme n’apparaisse comme un objectif aussi éloigné qu’irréalisable. Démontrer qu’un régime fondé sur les lois du marché et la concurrence peut être remplacé par un autre système d’organisation rationnelle de la production, orienté vers la satisfaction des besoins sociaux prioritaires de la population, voilà la principale tâche des économistes de gauche. La terrible réalité de ce pays nous pousse à nous engager davantage pour élaborer un projet anticapitaliste viable.

Les lignes de force d’un projet socialiste


La crise argentine est le résultat combiné du modèle néolibéral, de l’insertion périphérique du pays et des déséquilibres du capitalisme. Ces trois causes expliquent l’éclatement, la profondeur et la singularité de la dépression actuelle. L’économie s’est effondrée parce qu’elle fonctionnait pour le profit, dans des conditions de dépendance croissante et soumise à des politiques de dérégulation. Les effets traumatiques de cette combinaison de trois éléments ne peuvent être dépassés, dans l’intérêt de la majorité, si l’on s’enferme dans l’un ou l’autre de ces trois plans. Cela ne suffit pas de revenir à une politique anti-libérale, de réduire la dépendance ou de s’émanciper du capital. Il faut agir sur tous ses terrains avec des temporalités et des intensités distinctes. C’est le sens d’un programme socialiste, régi par la planification, bien que connecté à l’action du marché, sous le contrôle d’une gestion démocratique et participative.



L’application d’un tel programme nécessite tout d’abord de récupérer le pouvoir d’achat, moyennant une augmentation générale des salaires minimaux et effectifs, en même temps que l’établissement d’une assurance chômage indexée, qui permettent de relever les revenus de base au niveau de l’entretien des foyers. Une partie des entreprises peut absorber ces augmentations grâce aux profits accumulés ces dernières années, tandis que dans le secteur public (et dans une partie des petites entreprises), cette amélioration serait financée par des impôts progressifs (spécialement pour les compagnies bénéficiaires de l’abandon de la parité peso-dollar et de la dévaluation), la lutte contre l’évasion fiscale des gros contribuables et l’étatisation du système de prévoyance sociale. En recourant au contrôle populaire des prix et des approvisionnements, il serait possible de combattre le danger d’une reprise inflationniste, qui ne devrait pas être significative, dans un contexte de dépression aigüe et de surcapacités de production importantes. Pour favoriser la reprise de la demande, on cherchera à réduire drastiquement le taux de chômage, réduisant la journée de travail par la répartitions des heures de travail et de nouvelles embauches.

Ré-industrialiser dans l’intérêt des travailleurs


L’objectif est de lancer un processus de ré-industrialisation en profitant des ressources abondantes du pays et sans rêver d’une entrée massive d’investissements étrangers. Mais cette stratégie de croissance ne vise pas à «vivre selon nos propres moyens», en isolant l’économie nationale du circuit mondial, parce que l’utopie d’édifier un socialisme purement national au XXIe siècle est plus illusoire encore que les velléités de construire – dans cette même période – un capitalisme en croissance limité à ses propres frontières. Pour cela, le rejet de l’ALCA doit être associé à la reformulation complète des alliances régionales en fonction des intérêts des travailleurs/euses du Cône Sud.



Une ré-industrialisation accélérée implique la pérennité de diverses formes de propriété, articulées autour des politiques établies dans les secteurs de l’industrie, des services et du commerce extérieur nationalisés. La dynamique propre de la crise permettra de se faire une idée des poids relatifs des propriétés privée, coopérative et étatique dans le secteur industriel. Il faut prêter une attention particulière au processus de récupération des entreprises abandonnées par leur propriétaire et reprises par les travailleurs/euses. Là, il est toujours possible d’encourager la gestion coopérative, du moins lorsque des mesures sont prises pour éviter l’étouffement de ses entreprises, faute de fournitures, de marchés et de financements. Pour assurer la viabilité de ces entreprises, les commandes de l’Etat sont décisives, de même que leur intégration à la planification industrielle. Ce qu’il faut écarter, c’est la restitution des entreprises en faillite à leurs anciens – ou à de nouveaux – maîtres capitalistes.

Rejeter la dette extérieure


La reconstruction économique implique que le gros des ressources générées par le non paiement de la dette externe soit destiné à l’éducation, à la santé et à l’alimentation gratuites pour toute la population. La rupture avec le FMI implique la non reconnaissance d’une dette frauduleuse, non l’isolement financier et commercial du pays. Il serait nécessaire de remettre en question radicalement les flux d’exportations et d’importations, en utilisant les excédents de la production agro-exportatrice en faveur de la modernisation industrielle, processus qui a été empêché dans le passé par le subventionnement des entrepreneurs de ce secteur. Ce programme exige non seulement le contrôle des changes, mais aussi le monopole étatique du commerce extérieur, parce si une vingtaine de compagnies continuent à dominer les rentrées de devises, la politique des changes restera prisonnière de leurs manœuvres spéculatives.



Comme le système financier est au seuil de la faillite, c’est un défi actuellement de déterminer comment il sera remplacé. Ce ne sont pas seulement les dépôts des petits épargnant-e-s qui sont en cause, mais aussi le travail de 50 000 employés de banque et le crédit de milliers d’entreprises. La reconstruction du système financier autour d’une structure entièrement nationalisée est l’unique moyen d’assurer la gestion rationnelle des emprunts en fonction des priorités de l’investissement et de la consommation.



Pourtant, cette nationalisation ne garantira pas le sauvetages des employé-e-s de banque, mais elle impliquera un transfert sans indemnités de la propriété et des actifs des banques qui refusent de restituer les fonds confisqués aux épargnant-e-s ou qui menacent de quitter le pays. La séquence de mesures en faveur des épargnant-e-s devrait être: examen de la situation des banques sous le contrôle des employé-e-s afin de vérifier l’état réel de chaque entité, l’analyse des gros crédits qu’elles seraient en mesure de dénoncer, obligation aux banques de restituer l’argent volé et début du processus de nationalisation du système. A partir d’ici, il conviendrait de constituer un fond général destiné à rembourser les avoirs des petits épargnants, dans la limite des possibilités du processus de reconstruction économique. Le remboursement est plus faisable avec cette proposition, qu’avec les bons ou l’hyper-inflation que préparent le gouvernement; par ailleurs, elle garantit une justice pour victimes et un châtiment pour les responsables de l’escroquerie. De surcroît, elle garantit aux petits épargnant-e-s un niveau d’emploi et de revenus de base équivalant à ceux de l’ensemble de la population.



Il faut développer une même séquence d’interventions dans les entreprises privées. Premièrement, interdire toute augmentation des tarifs pour freiner ainsi la fuite des devises et le démantèlement organisé, que les compagnies utilisent pour couvrir leurs pertes en détériorant les services et en renonçant aux investissements. Ensuite, il faut initier le processus de reprise par l’Etat des entreprises stratégiques par la re-nationalisation sans aucun type d’indemnisation. Sur ce terrain, il paraît vital d’empêcher le retour au passé d’une gestion bureaucratique au profit des clients privés. La formation d’organes de contrôle indépendants de caractère électif et populaire, chargés de vérifier la transparence des investissements, ainsi que les dépenses et les recettes de chaque compagnie, voilà le moyen d’éviter la répétition de l’inefficacité et du gaspillage bureaucratiques. Un organisme public peut en contrôler effectivement un autre, dans la mesure où la population y participe, parce que, dans ce cas, aucun lobby privé ne peut influencer son activité en distribuant des pots de vin et des privilèges.

Une économie … vers le socialisme


L’application d’un tel programme permettrait d’ouvrir la voie à une économie de transition vers le socialisme, structurée autour de la planification démocratique, de la gestion populaire et de la propriété collective, qui ne peut s’émanciper de la permanence du marché et de différentes formes d’accumulation privée dans divers secteurs de la production, du commerce et de l’agriculture. Cette option tient compte de la nature de la crise et de la position périphérique de l‘Argentine. Elle permet d’agir simultanément sur les effets les plus nocifs du modèle néolibéral, sur notre insertion périphérique, de même que sur l’irrationalité capitaliste, pour favoriser la construction du socialisme.



Ces propositions synthétisent les orientations de base d’une initiative, qui ne gagnera des forces, que dans la mesure ou les travailleurs/euses et le peuple la jugeront adaptée et viable. Ce seront eux/elles et non un groupe de technocrates qui définiront quand et de quelle façon cette plateforme pourrait être appliquée. En tant qu’économistes de gauche, nous ne faisons que contribuer, par notre élaboration, à la construction collective du pouvoir populaire qui pourrait mettre en oeuvre un tel projet. Tandis que les économistes du régime développent leur carrière en rendant des comptes à la classe dominante, nous soumettons notre projet aux assemblées d’habitants, aux piqueteros, aux travailleurs, aux étudiants, aux cadres, femmes et hommes, aux organisations de défense des droits humains et aux partis de gauche. Ce sont nos interlocuteurs/trices et nos référents. Le programme socialiste est une proposition ouverte à la discussion de tous les acteurs de la lutte populaire.



* Claudio Katz est professeur d’économie à l’Université de Buenos Aires. Il nous a fait parvenir cet article, daté du 21 mai 2002, que nous avons traduit en français (réd.)