Assemblée populaire et nouveaux liens sociaux
Assemblée populaire et nouveaux liens sociaux
Plus de 100 assemblées populaires ont surgi dans les quartiers du grand Buenos Aires depuis la mi-décembre 2001. Ce sont des espaces communautaires qui stimulent la participation active des habitant-e-s et qui permettent de nouvelles pratiques de solidarité sociale.
Ce sont des signes clairs de la recomposition des liens sociaux qui avaient été coupés par les gouvernements, ayant coopté et donc corrompu les dirigeants syndicaux et populaires, ou qui avaient été détruit par les coups dEtat militaires et par louragan de lidéologie individualiste néo-libérale. Les assemblées populaires de quartier sont lexpression dune autonomie collective de composition sociale hétérogène. Jeunes et moins jeunes, femmes, hommes, retraité-e-s, ménagères, petits commerçants, employé-e-s, étudiant-e-s, travailleurs/euses salariés ou au chômage, y trouvent un espace pour leur voix rebelle.
Lassemblée populaire du quartier de Liniers, en ville de Buenos Aires, est un de ces espaces de rencontre, de débat et de lutte pour les habitants mobilisés. Néstor López Collazo, membre du Conseil de rédaction de la revue Herramienta a recueilli les témoignages, expériences et réflexions de Mirta et Sergio, deux militants engagés du quartier*.
Herramienta Lune des choses qui a frappé lopinion publique, ça a été laccueil réservé à la marche des piqueteros1 par le quartier de Liniers. La marche des travailleurs au chômage est partie de La Matanza, le soir, et au petit matin, vous étiez en train de les attendre ici à Liniers. Est-ce que lassemblée populaire avait préparé laccueil de la marche à Liniers?
Sergio En réalité, on en a discuté longuement en assemblée, cela ne sest pas fait spontanément. Le thème a été débattu lors de deux bonnes discussions. Certains doutaient, pensaient que cela nétait pas un problème qui nous concernait, et quil ne fallait pas mêler cacerola et piquetero. Ils ne voyaient pas que le problème des chômeurs/euses est le même que le nôtre. Dautres critiquaient fortement les dirigeants piqueteros pour leur manière daborder le «Plan Travail», et concluaient quil valait mieux ne pas sen mêler.
Un autre secteur de lassemblée affirmait que la manière quavaient les dirigeants denvisager ce thème nétait pas notre affaire, mais que les problèmes eux étaient les mêmes. Lassemblée a pu répondre à chacun des arguments, et les gens ont très bien réagi, lorsque la nécessité dunir tous les secteurs en lutte a été avancée, car ils ont le même ennemi. Ils ont bien compris aussi que nous devions soutenir la lutte des piqueteros et des chômeurs/euses et non forcément leurs dirigeants. Il y a eu un vote clair, que nous avons rapporté à la coordination du Parque Centenario: soutenir la lutte, accueillir les piqueteros avec un déjeuner, et surtout, clarifier, quen aucune manière, il ne sagissait dune position du quartier de Liniers en faveur de lune des directions rivales. Nous ne voulions pas nous immiscer dans la lutte interne des dirigeants piqueteros, mais seulement soutenir les chômeurs/euses.
H: Combien de personnes ont participé à lassemblée et à laction?
S: A lassemblée, nous étions 200 ou 220, contre 150 personnes à laction du lundi matin. Cétait très beau. Les gens étaient plein dinitiative et de créativité. On avait beaucoup débattu en assemblée, mais une fois que la discussion sest clarifiée, cétait comme sil ny avait jamais eu dopposition. Cétait impressionnant, personne ne mettait les bâtons dans les roues. Moi jétais plutôt pessimiste, je pensais quon serait les mêmes que toujours et que les autres diraient: cest bien
mais faites-le vous même. Mais non, il y a eu une participation de tous/toutes. Les verres, les chevalets, les tables et ce que lon a appelé par la suite le mateducto2. Tous ont participé avec enthousiasme.
Quest-ce que le mateducto? La veille de la marche, on a pensé: comment va-t-on faire pour donner du maté chaud à autant de personnes? Dabord, on a fait la tournée des bars du quartier, mais seuls quelques-uns uns se sont offerts à donner du maté ou du maté au lait pour les enfants. Alors un tenancier a dit: «on va faire ce que lon peut, il nous faut trouver un très grand récipient pour mettre le maté puis le réchauffer, car il nous faut le faire ce soir nous naurons pas le temps demain matin». On a calculé quil fallait bien faire 500 litres de mate. «Jai sur ma terrasse un réservoir en acier inoxydable qui peut servir» a proposé un voisin. Le forgeron a dit quil se débrouillait pour faire un mateducto et il a travaillé jusquà 1 heure du matin. Il a créé un dispositif ingénieux pour quon puisse stocker puis ensuite faire couler le maté. On sest rendu compte alors quil fallait de grandes bassines pour distribuer le maté. «On peut les mettre simplement sur une remorque de camion pour les sortir dans la rue», suggéra un autre habitant.
A 7 heures du matin, une vingtaine dhabitant-e-s se mirent au travail autour du dispositif ingénieux du mateducto. Dautres se sont occupés des verres, des tables. Le pain avait été trouvé dans les différentes boulangeries de la zone. Dautres venaient avec leur thermos de maté, au cas où cela ne marcherait pas bien, dautres avec des biscuits. Tout sest préparé à Rivadavia et à José Leon Suarez . Quand les piqueteros sont arrivés, pour éviter le bordel quand ils sapprocheraient des tables, nous nous sommes dirigés vers la colonne des marcheurs pour leur servir le maté et le pain au sein même de leur marche.
H: Comment a réagi le quartier?
S: Cela a été très important. Cela a donné du poids et de lénergie à lassemblée, de même que lautre grande action, celle du Carnaval. A lassemblée suivante, le quartier était encore tout impressionné. Tous/toutes soulignèrent le fait quil ny avait eu aucun incident, que la fête avait été confraternelle. Par exemple, les profs du quartier disaient: «Nous avons rencontré les élèves et les parents délèves». Avant, lors des précédentes marches de chômeurs/euses, les commerçants de Liniers avaient fermé automatiquement leurs persiennes. Cette fois, grâce au travail de lassemblée, aucun commerçant na fermé ses persiennes. Tout le quartier de Liniers nous a accompagnés.
Mirta Certains avaient préparé des pancartes pour ceux qui fermeraient leurs persiennes.
S: Oui cela a été une bonne idée!
M: Plutôt une belle imagination!
S: Oui, de limagination. Sais-tu ce qui sest fait la veille? On a fait des pancartes. Comme on savait que certains commerçants fermeraient, on a écrit «Fermé pour vacances».
H: Pour les coller sur les vitrines fermées
S: Certains habitants avaient du scotch. Si les commerçants fermaient leurs vitrines, ils voulaient scotcher les panneaux «Fermés pour vacances» pour que les piqueteros ne se sentent pas offensés.
M: Avec en plus la phrase: «les frères sont unis
».
S: Oui, cest vrai, pour les commerçants, à côté de «Fermé pour vacances», on avait ajouté la phrase «les frères sont unis, parce que cest une loi de base» afin que le commerçant qui rouvrent ensuite leurs magasins se rendent compte que cétait nous qui avions mis la pancarte.
H: Quelles ont été les réactions des piqueteros?
S: Ils narrêtaient pas de nous remercier. Ensuite, on a tenu un meeting sur la place avec Alderete DElia3, le président du Centre des commerçants et moi, au nom de lassemblée populaire. Ils ont enfilé les tee-shirts de notre quartier. Ce sont des tee-shirts avec le drapeau argentin et le slogan «basta ,basta ,basta», et aussi, «cen est fini de la patrie financière». Ils nous ont vraiment beaucoup remerciés. Nous les avons accompagnés jusquà la Place de Mai et jai pu constater, tout au long de lavenue Rivadavia, quils continuaient à remercier le quartier de Liniers.
Nous avions été au Parque Centenario avec la proposition que toutes les assemblées populaires, le long de Rivadavia, fassent la même chose, quils saluent la marche des chômeurs/euses. Alors, le mateducto du matin sest transformé en véritable aqueduc pour répartir des jus et de leau tout au long de la journée. Lassemblée du Parc Rivadavia nous a demandé le mateducto, on la lavé et on la transporté sur la remorque du camion.
M: Lorsque nous avions distribué le maté et le pain aux marcheurs chômeurs, ceux/celles qui protégeaient la marche avec des cordes et des bâtons ne se sont pas écartés. Mais les habitant-e-s du quartier ont insisté pour pénétrer à lintérieur de la marche et ils y sont parvenus. Cela sest répété tout au long de la journée. En réalité, les cordons de sécurité ne voulaient pas baisser la garde et les habitant-e-s des quartiers osaient se mêler à la marche des piqueteros. Quand nous sommes arrivés au Congrès, les dirigeants des piqueteros ne voulaient pas poursuivre vers la Place de Mai, parce quil y avait là bas les piqueteros de la zone Sud avec lesquelles ils ont un différend. Mais nous, les habitant-e-s des quartiers, nous ne savions pas ces détails et cest la bannière de Liniers qui sest mise à lavant-garde et qui a entraîné toute la marche vers la Place de Mai, nous nous sommes unis aux autres piqueteros et DElia et Alderete ont dû suivre le mouvement.
Le Carnaval de la «Protesta»
H: Parlons maintenant du Carnaval. Ce fut une autre initiative forte du quartier, mais Liniers a été critiqué par dautres secteurs. Comment a surgi lidée de faire un Corso non officiel?
S: Pour moi, laction avec la marche des chômeurs-euses a été très importante, car trois semaines après il y a eu le Carnaval de la «Protesta». Cest pas un hasard que lidée dun Carnaval soit sortie de Liniers, parce que nous avons une tradition de 50 ans avec notre murga4. Ce sont les secteurs les plus marginaux qui participent traditionnellement à la murga. il y a un pourcentage élevé de famille de chômeurs. Alors, quand a surgi lidée du Carnaval, toute lassemblée était daccord, y voyant une forme de protestation. Cela a pu se réaliser grâce à la confraternité forgée lors de la marche des chômeurs/euses. On a pris contact avec dautres assemblées populaires et avec les organisations de chômeurs pour quils nous aident. 80 chômeurs/euses de la CCC et de la FTV5 nous ont rejoints et, avec les 40 habitant-e-s du quartier, qui avaient entre leurs mains le contrôle de laction, tout a été fait pour quil ny ait aucun incident. Après, quand nous avons fait le bilan du Carnaval, les habitant-e-s étaient tous émerveillés de lexpérience des piqueteros en matière de sécurité des manifestations: «ces gens qui luttent depuis quatre ans en savent bien plus que nous en matière de sécurité». Tous sont daccord de dire, que sil ny avait pas eu la journée dunité entre piquete et cacerola on naurait pas pu compter sur la présence des piqueteros lors du Carnaval.
H: La police na pas participé à la sécurité?
M: En rien…
S: On a formé une commission de sécurité, où il y avait des habitant-e-s et des chômeurs/euses, et nous sommes allés visiter les différentes assemblées. On a monté la «statue des acorralados»6 on a écrit une chanson pour la murga – «los Mocosos de Liniers» – qui est une critique, une satire, comme lappellent les murgas. La chanson sattaque à tout: la crise économique, le gouvernement. La présence du quartier a été massive lors du carnaval.
M: Ce qua dit Sergio au sujet de la murga est très important parce que la murga a rejoint immédiatement la protestation, cétait comme lorsque lon assemble des pièces qui semboîtent facilement. La murga du quartier a dit: «on peut nous aussi participer à tout cela, pourquoi ne ferions nous pas notre propre Carnaval?». Le quartier a été daccord. La protesta de la murga est historique dans le quartier. Je me rappelle que, sous la dictature militaire, quand le Corso et la murga étaient interdits, on se rassemblait par groupe de 20 dans les allées obscures pendant que la murga dansait. Cela fait 50 ans que nous avons cette murga, ce sont des gens du quartier. Par exemple, le chanteur est un chanteur de tango qui est aussi lavocat du quartier; il se transforme, les jours de fête, en chanteur de Carnaval.
H: Il est venu des murgas dautres quartiers, combien en tout?
S: Une douzaine. La participation de la murga de los Pecosos de Floresta a été très émouvante, parce quun des trois jeunes assassinés par le policier à La Floresta, Maxi, était bombista7 de la murga. Ça donnait envie de pleurer. Ils ont fait tout un hommage au bombo sur la scène, et le frère de Maxi a pris sa place en jouant du bombo, et ça a été leur première apparition à un Corso. Ils ont parlé contre la police, contre la répression, contre les assassins. Cest pour cela quil y a beaucoup de gens qui sont venus de Floresta pour accompagner la murga.
Lautre chose émouvante, ça a été la murga de lHôpital Posadas. De nouveau, une immense créativité de la part des gens. On a vu arriver le drapeau des travail-leurs/euses de lHôpital Posada, les nettoyeurs, les médecins, les infirmières avec les pots de chambre dans la main et aussi les urinoirs pour défiler
M: Et pour danser le carnaval
S: Et pour danser le carnaval en vêtements de travail. Ensuite, ils ont fait monter une infirmière et une femme médecin sur scène et ils ont fait un sketch, où chacun prenait la parole tour à tour. Cest comme cela quils ont dénoncé la destruction de lHôpital par les autorités. Linfirmière avec le pot de chambre dans la main, enfin tous avec le pot de chambre: cétait incroyable.
M: Ensuite, il y a eu aussi des travailleurs/euses dAir Argentine. Mais la murga de lHôpital Posadas a été extraordinaire, car cétait une murga de gens habillés de leur vêtements de travail. Ils ne se sont même pas déguisés, ils étaient médecins, infirmiers, nettoyeurs.
S: Les mères de la Place de Mai et les représentants de HIJOS sont aussi venus.
Cest pour ça que les habitants ont ressenti une grande indignation quand certains secteurs de la gauche ont critiqué durement le Carnaval en disant quon voulait détourner le défilé vers la Place de Mai. Cela nous a coûté et cela nous coûte encore de calmer la colère des gens à cause de cette offense. Je continue de communiquer par Email avec les gens du MST et du PO8, parce quils continuent de me critiquer. Cest quils ne connaissent pas ce que représente le Carnaval pour le quartier. On na jamais voulu opposer le Carnaval à la Protesta de la Place de Mai. Tous les quartiers et leurs murgas, qui ont passé par ici, ont marché vers la Place de Mai, à tel point que notre quartier, qui était lorganisateur du Carnaval, a décidé denvoyer une délégation dhabitant-e-s et de jeunes à la Place de Mai. Le Carnaval a augmenté la participation aux manifestations et aux marches. Cest pour cela que seul quelquun dextérieur, de très extérieur à tout cela, peut faire de pareilles critiques.
H: Cest celui qui ne sent pas ces choses
S: Ils disent que ça a été une manipulation.
H: Celui qui ne sent pas le peuple considère la murga comme une chose aliénante. En réalité, cest tout le contraire: la murga est une désaliénation. Cest une critique, une expression libre de joie. Chacun a le droit de ne pas aimer la murga. Mais ceux qui aiment la murga se sont bien amusés. Il semble que, pour les orthodoxes, nous devrions tous être sérieux et tristes. Mais cela nest pas comme cela, la vie est autre chose.
M: En réalité, moi, je connaissais très superficiellement lhistoire de la murga. Il y a des gens qui mont donné un cours, Les murgueros ne font pas que marcher et danser, mais ils ont aussi enquêté et lu.
S: Chaque mouvement est une expression.
M: Cest vrai, ces mouvements ont un sens.
S: Sur le thème de lesclavage, chaque mouvement, chaque coup de pied a une signification. Par exemple, pourquoi est-ce quils se mettent le frac? Cest parce que, pendant la nuit, les esclaves volaient leurs fracs aux patrons. Pourquoi est-ce quil est en satin? Parce quils le retournaient pour ne pas le salir et cest pour cela quelle brillait, parce quil était en satin et en taffetas. Enfin, ils dansaient parce que ce jour là ils étaient…
M: Ils étaient des patrons.
S: Et les coups avec les jambes et les pieds, ce sont les gestes quils font pour se débarrasser de leurs chaînes.
M: Cétait la danse des esclaves et des soumis qui cessaient de lêtre pendant quelques jours. Il y avait une réappropriation de leur identité. Ce nest pas un hasard que la dictature militaire ait interdit cette danse. Je me rappelle de cela: lune des premières choses quait interdit la dictature, ce sont les jours fériés de Carnaval. Donc, ce nest pas quelque chose de secondaire, toute cette histoire de réappropriation. Le jour du Carnaval, tu es toi-même, ou tu te mets à la place de qui tu veux, même si cest un être imaginaire. Mais bon, à moi, il me semble que ces critiques sont très légères ou très superficielles. Elles ne vont pas au fond du problème.
H: Parlons dun dernier point. Nous avions parlé de lapparition de nouvelles relations sociales qui, en réalité, plutôt que nouvelles, représentent en fait un pont en construction entre les relations du passé et celles du présent. Cest bien cela?
M: En discutant avec une vieille amie du quartier, nous pensions à ce qui est en train de se passer dans le quartier, et ça nous faisait un peu retourner à nos racines. Ces racines étaient apparues dans le quartier à dautres moments. Avec les gens qui vivaient ou qui travaillaient dans le quartier, dans la zone de Mataderos, dans lusine frigorifique de Lisandro de la Torre, cest là que se formaient les clubs et les sociétés de quartier. Si on épluche lhistoire des clubs de quartier, on découvre lhistoire politique du quartier. Par exemple, on y voit la grève de la viande dans les années 30. Tu peux y voir pourquoi des centaines et des centaines de travailleurs/euses se réunissaient dans la société de quartier. Pendant la guerre civile espagnole, les habitants du quartier sy réunissaient, quils soient communistes ou non, pour aider les républicains. Ma maman ma raconté quelle faisait partie du comité qui soccupait denvoyer vêtements et alimentation à lEspagne républicaine.
A lépoque du péronisme, une voisine, qui vivait à Timoteo Gordillo, près de chez moi, était une dirigeante du parti communiste. Elle travaillait dans une usine frigorifique à Mataderos. Elle sappelait Mari Rodriguez. Son mari tenait une teinturerie. Cétait dailleurs les premiers teinturiers que jai connu et qui nétaient pas japonais. Elle fut arrêtée et resta en prison de nombreuses années, et je me rappelle, cest gravé dans ma mémoire, que lorsquelle fut libérée, le quartier organisa une immense fête. On a bloqué la circulation dans les deux rues, on a mis les tables sur la rue et Mari a été accueillie par tout le quartier.
S: Il y avait déjà des péronistes, des radicaux
M: Il y avait de tout. A cette époque, toute ma famille était péroniste, à lexception du grand-père. Dans le quartier, il y avait de tout, mais cétait le quartier de Mari. Je me rappelle de photos de lépoque où on me voyait toute petite et aussi le fils de Mari, qui était élevé par tout le quartier vu que sa mère était en prison et que le père devait sen occuper tout seul. Tout le quartier lui donnait à manger à midi, lui offrait du lait. Il restait parfois dormir dans ma maison.
H: Cest clair, le quartier servait darrière garde des luttes. Indépendamment du fait quil y avait des différences de convictions ou de pensées, il existait une unité commune. Tu mavais dit que tu pensais que maintenant, dans le quartier, on redécouvrait un peu tout ça.
M: En réalité, jai coupé avec le quartier quand jai commencé à militer dans le PST, à 17 ans, en 1973. Jai milité dabord à Lugano, parce que jallais à lécole à Mataderos. Ensuite jai été à Donato Alvarez, au local de la jeunesse du Parti Socialiste des Travailleurs. Là, jai fait une coupure abrupte avec le quartier et même plus: presque personne ne savait qui jétais, ce que je faisais. Cest seulement récemment, que jai réussi à renouer avec mon histoire et avec le quartier.
Ma maison a été perquisitionnée à lépoque de la dictature militaire, et moi je ny étais plus. Mais, en réalité, personne ne savait quelle était mon activité et il y a eu cette coupure abrupte.
H: On peut dire aussi que le quartier avait cessé dêtre une arrière garde. Cest aussi vrai pour les quartiers que pour la société: lidéologie de lindividualisme a gagné du terrain. Ce que nous voyons aujourdhui semble être un mouvement opposé aux habitudes individualistes, isolationnistes. Est-ce que lon sent cela?
S: Je vais ten donner un exemple. Hier soir on en parlait en revenant de la Place de Mai. On était 6 ou 7 personnes et on disait: «vous avez remarqué quavant, on mettait 10 minutes pour venir du fond du quartier par lavenue Rivadavia, et que maintenant on met presque 2 heures. Oui. Pourquoi? Parce que tous les deux mètres il y a un voisin ou une voisine qui vient te parler». Il y a des discussions à tous les coins de rue. Avant, on déambulait dans lindifférence du quartier. Maintenant, petit à petit, on connaît tout le monde et on discute: «Je tai vu à lassemblée du samedi, jai pas pu aller à la dernière, quest ce que vous avez décidé?».
Mirta vit depuis 40 ans dans le quartier. Moi depuis 15 ans. Jusquà il y a peu, on parlait avec presque personne et maintenant, cest vrai, même si on ne parle pas à tout le quartier, dès que lon sort de la maison, on est interpellé à tout moment pour discuter. Il faut parler, il faut transmettre les informations, commenter les votes de lassemblée, il faut expliquer ce qui va se faire, demander sils ont lu le bulletin. Quand je vais bosser, je dois me cacher, sinon jarrive en retard partout. Il y eu un grand changement. Cest le jour et la nuit.
M: A propos de lindividualisme. Ma mère a 86 ans, elle est de 1915. Elle a toujours vécu dans le quartier, plus au sud, près de la zone de Mataderos, toujours à Liniers, mais près dEmilio Castro. Quand elle raconte sa jeunesse, jusquau milieu des années 30, jusquà larrivée du fordisme, et plus tard du péronisme, le quartier était communautaire, malgré une grande pauvreté, parce que cétait un quartier de secteurs très humbles, il y avait même les dortoirs des ouvriers de La Matanza9 dautrefois.
Dans la zone la plus proche de Mataderos, se trouvait la classe ouvrière plus industrielle. Cétait les travailleurs qui venaient de la zone des abattoirs, des usines frigorifiques et des ateliers. Une zone très pauvre. Néanmoins, il y a une histoire culturelle de clubs de quartier, de théâtre, de lecture. Surtout de théâtre lu. Par exemple, mon grand père, qui est arrivé dans le quartier en 1908, était lun des seuls qui savait lire et écrire; il racontait que les gens se réunissaient dans un club, à Tellier et Emilio Castro, quils étaient anarchistes ou philo-anarchistes, et ce quils faisaient, cétait de lire à voix haute pour tous ceux qui étaient analphabètes. (
) Cela a cessé dans les périodes où la situation économique sest améliorée.
H: Avant, dans le quartier, il était courant quune mère dise: «Prends cette tasse et va demander du sucre à la voisine», ou de lhuile, ou autre chose. Cétait quelque chose de normal, parce quun peu plus tard, cétait la voisine qui venait chercher ce qui lui manquait. Maintenant, cela fait honte. Dune certaine manière, ce mouvement est en train de rétablir des relations de type opposé à lindividualisme, des relations de type communautaire.
M: Cest vrai. Cest pour cela que, quand nous parlions avec mon amie de retourner à nos racines, nous voyions quil y a un engrenage social qui est en train de se reconstituer et que nous abandonnons de plus en plus des conduites petites-bourgeoises que nous pouvions nous permettre quand nous avions de meilleurs revenus. Et cette idée que moi je peux subvenir à mes propres besoins toute seule. Nous nous rappelions quavant, il ny avait quun seul téléphone dans le quartier, la porte était ouverte, et tout le monde entrait pour parler et appeler. (…). Je me rappelle que lorsquest apparue la première télévision dans le quartier, en fin de journée, quand cétait lheure du Capitán Piluso, la femme qui avait la télé la retournait sur le bord de la fenêtre et tous les gamins sasseyaient pour regarder la télévision depuis le trottoir. Parce que la télé nétait pas seulement à elle.
* Traduction de notre rédaction.
- Piquet de grève des chômeurs/euses. Des chômeurs bloquent les routes dans tout le pays depuis quatre ans pour affirmer leurs revendications.
- Néologisme : aqueduc pour le maté.
- Dirigeant piquetero.
- Groupe musical populaire pour le Carnaval.
- Corriente Clasista y Combativa (courant dominé par le Parti Communiste Révolutionnaire, «marxiste-léniniste», influent parmi les piqueteros
- Ceux/celles qui ont été dépouillés de leur épargne.
- Joueur de bombo, un gros tambour.
- Deux groupes de gauche dorigine trotskiste (cf. article de ce dossier intitulé: la gauche argentine à lépreuve).
- Les abattoirs.