Sur Zahra Ali et les féministes islamiques - Lettre ouverte de Catherine Samary à Rina Nissim et Jacqueline Heinen

Lettre ouverte de Catherine Samary à Rina Nissim et Jacqueline Heinen

Nous avons reçu cette lettre ouverte de Catherine Samary, concernant la réaction de deux de nos lectrices (cf. nº 224) à la publication d’un long article de Zahra Ali dans nos colonnes (« Cahier émancipationS » du Nº 220 du 20.12.2012). Rappelons que Zahra Ali est une sociologue, issue de l’immigration turque, qui vient de diriger la publication d’un ouvrage intitulé « Féminismes islamiques » (La Fabrique, 2012).

Chère Rina et Chère Jacqueline,

 

Vous pouvez critiquer l’article de Zahra Ali sur les féminismes islamiques – mais c’est sa publication-même que vous contestez – pourquoi donc ?

 

 

1 «?A-t-on jamais lu dans votre hebdomadaire des contributions sur les efforts similaires de femmes chrétiennes en faveur d’une relecture de la bible ou des évangiles, ou encore des femmes juives qui questionnent la torah ? Or, elles existent (…) ». On attendrait alors la proposition d’autres articles de féministes croyantes stimulant des comparaisons. Il n’en est pas question, car « solidaritéS est un journal laïque » (qui ne se serait « donc » jamais permis cela ?).Nous rejoignons là les dérives en cours en France tendant à donner au terme « laïcité » une extension sans borne, signifiant en gros l’interdiction d’expression religieuse dans l’espace public (ici, un journal…). C’est un glissement liberticide confondant institutions d’Etat (qui doivent être distinctes de tout pouvoir religieux et neutres au plan idéologique) et « espace public » au sens de « sociétal » – la rue et lieux publics de la vie et de la démocratie 1. Or la loi de 1905 en France – ou encore la Convention européenne des Droits humains (Art. 9) – demande au contraire à l’Etat (neutre) de garantir, entre autres, le droit « de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé…». Cette liberté ne peut être restreinte, selon des modalités que la loi doit prévoir, qu’en raison de menaces avérées des libertés d’autrui.

C’est bien l’islamophobie – peur irraisonnée d’un islam diabolisé (à ne pas confondre avec la liberté de critique de toute religion) 2 – qui conduit à assimiler tout port du voile, toute affirmation publique de soi comme musulman, à une menace. Là est le climat (alimenté évidemment par l’existence de fondamentalismes et intégrismes réels) et le débat à mener. 3 J’ai milité avec Zahra Ali dans le Collectif des Féministes pour l’Egalité (CFPE) dont elle était la première présidente en 2005. Des féministes (les auriez-vous soutenues ?), ont essayé d’empêcher l’intégration du CFPE dans une manifestation du 8 mars – dont nous avions signé la plateforme – ou dans la Marche mondiale des femmes, parce qu’il y avait parmi nous des femmes voilées, comme elle… On ne jugeait pas ce qu’elles faisaient ou disaient, mais le foulard et l’islam – essentialisés : il n’était pas possible de distinguer une femme voilée progressiste ou réactionnaire (comme une athée dont les cheveux au vent ne disent pas qu’elle est progressiste ou réactionnaire), voire des chrétiens théologiens de la Libération du pape. L’islam affiché était par essence un danger.

 

 

2 Plus loin vous écrivez : «?Aussi Zahra Ali est-elle peut-être sincère dans son propos ». Je souligne ce « peut-être ». Peut-on discuter un agenda caché ? «?Les islamistes radicaux sont habiles », ajoutez-vous pour enfoncer ce clou.Qui sont « les islamistes radicaux »?Cette terminologie est généralement appliquée aux mouvances salafistes… Mais vous dites : «Avec Ramadan et d’autres, ils ont su plaire à l’extrême gauche, dont solidaritéS, en affichant des positions anti-impérialistes et des élans révolutionnaires ». Bravo (en passant) pour le féminisme qui discute Zahra Ali via Tariq Ramadan ! Mais l’une et l’autre se disent-il·elle « islamiste » ?

Nous partageons avec vous (mais ne le savez-vous pas ?) l’idée élémentaire que l’anti-impérialisme n’implique pas un positionnement progressiste sur d’autres sujet – comme le féminisme justement. Pourtant, vous avez sous les yeux un texte qui se réclame du féminisme – ce qui n’est pas partagé par tous les « islamistes radicaux »… Et au lieu de vous en réjouir, vous allez malheureusement conforter la vision pessimiste de Zahra Ali sur les « féministes dominantes ».

 

Catherine Samary *

 

* Economiste, spécialiste des Balkans, Catherine Samary est maître de conférence à l’université Paris-Dauphine. Cofondatrice de l’association Espaces Marx, elle est aussi membre du Conseil scientifique d’Attac, des collectifs Pour une école pour tou-te-s et Féministes pour l’égalité. Elle est affiliée au NPA, au sein duquel elle défend une position unitaire vis-à-vis du Front de gauche. Elle a pris part à de nombreuses conférences et débats en Suisse, contribué plusieurs fois à notre journal et participé à nos Universités de printemps.


1 www.solidarites.ch/journal/emancipations/128.pdf

2 Lire Alain Gresh, http://lmsi.net/a-propos-de-l-islamophobie

3 Il faut combattre évidemment sur les deux fronts, contre l'islamophobie et contre les islamistes – comme je l'ai déjà exprimé dans le solidaritéS numéro 179 du 03.12.2010