Un socialisme pour le XXIe siècle: entretien avec Daniel Bensaïd
Un socialisme pour le XXIe siècle: entretien avec Daniel Bensaïd
Tu as coutume de dire que le socialisme est un héritage «sans propriétaire ni mode demploi». Pourrais-tu expliquer ce que tu entends par-là?
La signification de cette phrase est banale. Lorsquon achète un médicament, un mode demploi y est joint. Dans le cas du socialisme, il ny en a pas
Nous ne disposons aujourdhui que du produit, il faut en réinventer lusage. Il ny a pas de prescription dogmatique concernant lhéritage socialiste. Il y a un noyau central, certes, dont on ne peut faire nimporte quoi. Cest à nous de ladapter aux conditions actuelles.
Cette phrase est une référence à louvrage de Jacques Derrida, Spectres de Marx, dans lequel il polémique contre l «esprit de propriétaire» dont certains héritiers de Marx font preuve. Il ny a, en lespèce, aucun titre de noblesse à exhiber
La seule question est : que signifie se réclamer de Marx aujourdhui? Il faut remettre en jeu lhéritage, et ne pas le prendre comme un label ou un argument dautorité.
Le marxisme est-il une doctrine vivante? Y a-t-il un accord minimal entre les représentants de ce courant pour en garantir lunité?
La matrice marxiste demeure féconde pour penser létat du monde. Pas en restant collé à la lettre de cette pensée, mais en la faisant vivre. Dans la plupart des domaines – lécologie, lanalyse de limpérialisme, de la remilitarisation du monde – les réflexions les plus intéressantes se nourrissent à la source marxiste. Certaines des meilleures analyses de la mondialisation – celles de François Chesnais, Michel Husson, Thomas Coutrot, Eric Toussaint, Claude Serfati, Christophe Aguiton – se nourrissent du marxisme. On assiste également, depuis 1995, à un réinvestissement de cet héritage sur le terrain militant. La réactivation des mouvements sociaux a rendu au marxisme sa dimension engagée, alors quil sétait enveloppé, dans la traversée du désert des années 1980-90, dun certain académisme.
La question importante est de savoir en quoi cet héritage peut encore être considéré comme unifié. Y a-t-il un noyau théorique commun qui permette de parler de marxisme au singulier ? La question demeure ouverte, peut-être est-il prématuré dy répondre. Limportant est le changement significatif du climat intellectuel entre les années 1980, où on considérait Marx comme un chien crevé, et aujourdhui, où existe un véritable respect – parfois même un respect craintif pour son uvre. Les gens se rendent compte quil y a chez Marx une force de pensée qui est loin dêtre épuisée, qui a peu déquivalent dans lhistoire.
Dirais-tu la même chose du léninisme? La pensée de Lénine a-t-elle une actualité sur le plan théorique et organisationnel?
Cest une autre paire de manche. Sil est légitime dinvoquer Marx à luniversité, ce nest pas le cas pour Lénine. Dabord, il nest pas considéré comme un penseur. Il fut un temps où Louis Althusser tenait conférence en Sorbonne sur «Lénine et la philosophie». Cest difficilement imaginable aujourdhui, car il est présenté comme une sorte de virtuose du coup dEtat. Pour le commun des mortels, il est le fondateur de la généalogie totalitaire, ce qui pour moi est faux. Remettre Lénine à lordre du jour est donc compliqué. Dautant que ses textes doivent être situés dans leur contexte historique, ce qui suppose de la part du lecteur un certain bagage historique.
Le marxisme est le point de départ de la critique du capitalisme. Comme le disait le regretté Daniel Singer, aussi longtemps que le capital travail, sa critique marxiste demeure dactualité. Le léninisme, en revanche, est une pensée de laction, une pensée stratégique concrète. Laspect le plus important de luvre de Lénine – la raison pour laquelle on peut parler de «révolution léniniste» – cest sa capacité à penser la stratégie révolutionnaire. Il y a davantage chez Lénine pour concevoir la possibilité du pluralisme et le rapport entre le social et le politique que chez Marx. Lénine est en disgrâce, va-t-il le rester? Cest là lenjeu dune bataille à mener.
Quelle est ton appréciation concernant le nouveau mouvement social international?
Nous sommes au cur de lévénement, il est difficile de donner une opinion instantanée. Ce qui saute aux yeux, cest le changement radical entre les années 1980 et ce qui sest mis en marche depuis une dizaine dannée. Je dis une dizaine dannées car en France, sur le plan intellectuel, on peut dater linflexion de 1993, avec la publication de Spectres de Marx de Derrida et de la Misère du monde de Pierre Bourdieu. Ces événements éditoriaux ont préfiguré ce qui allait se passer par la suite.
En France, le développement des mouvements sociaux a un commencement clair: les grèves de décembre 1995. Avec le recul, 1995 voit aussi la naissance dun mouvement international, dont le dernier épisode est le succès de la seconde édition du Forum social mondial (FSM) de Porto Alegre. Ce succès est dautant plus important que des doutes avaient été émis sur la viabilité du mouvement après les événements du 11 septembre.
Ce mouvement a un caractère parfois consensuel. Il le sera de moins en moins. La situation internationale impose que soit posé un certain nombre de questions qui fâchent, à commencer par celle de la guerre. Depuis le 11 septembre, nous nous trouvons face à une situation internationale nouvelle. Non seulement à cause de lécroulement des deux tours new-yorkaises, mais aussi en raison de la crise argentine et de la faillite dEnron. De ce point de vue, on peut dire que nous nous trouvons à un point dinflexion du mouvement social.
Comment la question de lorganisation politique se pose-t-elle aujourdhui? Y a-t-il des éléments de la tradition du «centralisme démocratique» à conserver?
La tendance du mouvement social actuel est clairement «libertaire». Beaucoup de facteurs expliquent ceci. Tout dabord, le discrédit jeté sur le socialisme par la bureaucratie soviétique, et le souci louable de ne pas commettre les erreurs du passé. Cette tendance libertaire répond également à des données sociologiques, liées à la montée de lindividualisme dans la société. Mais on ne pourra pas en rester éternellement à une rhétorique des «contre-pouvoirs» et des «résistances». Le pouvoir, lui, existe bel et bien. Malheureusement, on risque de le voir se révéler au grand jour en Argentine On peut feindre dignorer le pouvoir, mais lui ne vous ignore jamais.
Du point de vue organisationnel, je demeure attaché à un certain centralisme démocratique. Le centralisme est une condition de la démocratie. Que serait une démocratie dans laquelle les gens ne seraient pas engagés par des décisions prises en commun? Tout parti tient des congrès et prend des décisions contraignantes pour ses membres. Soit on fait ce qui a été décidé collectivement, soit ce nest pas la peine de se réunir. Le centralisme, en ce sens, nest pas le propre des organisations révolutionnaires.
La démagogie anti-léniniste fait manquer beaucoup de questions importantes. Le problème crucial, à mon sens, nest pas tant celui du centralisme que celui de la bureaucratisation. La bureaucratie a tendance à être plus marquée dans le mouvement ouvrier quailleurs, même si ce phénomène envahit toute la société. Les cadres ouvriers sont plus difficiles à renouveler que ceux de la bourgeoisie, qui dispose dune pléthore dintellectuels organiques. Produire des militants ouvriers aguerris prend du temps, ce qui conduit à une bureaucratisation des organisations de gauche. Cest cela le vrai problème.
Penses-tu que le moment est venu de fonder une nouvelle Internationale? Si oui, pourquoi la IVe Internationale ne suffit-elle plus?
Il y a clairement un besoin dinternationalisme. Le rapport marchand et la domination impérialiste sont planétaires, ce qui implique que la riposte le soit également. Cette riposte doit faire converger un nombre de traditions de lutte beaucoup plus grand quà lépoque de Marx, dont lInternationale nétait queuropéenne. Ceci rend les choses compliquées. Mais il existe aussi de puissants facteurs dunification à léchelle mondiale. Lhégémonie impérialiste et le pouvoir des multinationales sexercent partout. Il y a donc des adversaires visibles par tout le monde au niveau international.
Lespace représenté par le Forum social mondial est la forme dorganisation minimale de linternationalisme. Cest un cadre raisonnable pour le moment. Un des problèmes est la faible présence des organisations proprement politiques. Hormis le PT brésilien, qui a une réelle légitimité sociale, et Rifundazione communista en Italie, qui est présente en tant que telle dans les coordinations, les partis politiques font plutôt figure de «passagers clandestins» de lanti-mondialisation.
Il y des courants qui sont porteurs dune histoire particulière dans le mouvement social. Cest le cas de la IVe Internationale. Il ny a aucune raison de les dissoudre. Il y a une mémoire des batailles que nous avons menées, il est important de la conserver. Ensuite, il est clair que notre fonction et notre activité ne sera pas nécessairement celle imaginée par les fondateurs. Mais la IVe Internationale peut et doit contribuer, en tant que courant, à lémergence de nouvelles formes dorganisations du mouvement social.
Ton intervention à Porto Alegre concernait le rapport entre le national et linternational dans lorganisation des mouvements sociaux. Penses-tu que lEtat-nation demeure un espace de revendication pertinent?
La dialectique national/international nest pas un problème. Les rapports de force sont structurés dans des cadres nationaux, mais il y aussi des campagnes internationales autour de lannulation de la dette, labolition des OGM, etc. Pour moi, le problème important est celui du niveau intermédiaire, celui des continents. Lintégration européenne nous force à conjuguer deux registres spatiaux, et à nous poser deux sortes de question: dune part, comment améliorer les rapports de force nationaux, et de lautre, comment créer les conditions dune riposte au niveau continental. Il sagit, en somme, de renverser une tendance historique du mouvement ouvrier, à savoir celle de se couler dans le moule des Etats nationaux. Mais ce processus avance. Les manifestations de Nice ou de Barcelone démontrent quon peut mobiliser autour denjeux européens.
Tu parles souvent de limportance de transmettre la «mémoire collective» du mouvement ouvrier. Nas-tu pas limpression que la génération actuelle est amnésique, au sens que rares sont les nouveaux militants qui ont limpression de sinscrire dans une tradition pluriséculaire de luttes?
Le problème nest pas celui de la génération. Cest plus profond que cela. Se développe aujourdhui, dans lensemble de la société, une culture de l «instantané», du «momentané» et de la «discontinuité» par rapport au passé. Cest une faiblesse. Il est difficile dentreprendre quoique ce soit, de se projeter dans lavenir, sans mémoire. Latrophie de la mémoire a comme contrepartie latrophie du projet. La rétraction du temps autour de linstantané et dun présent réduit qui est en partie leffet des nouvelles technologies ne me semble donc pas une bonne chose.
Ce sentiment de déracinement mémoriel sexprime dans des processus de ré-enracinement qui peuvent prendre des formes perverses: le culte de la tradition, la rhétorique des origines, lethnicisation de la question nationale, la résurgence du religieux
Il existe des mémoires en concurrence. La question nest pas tant de savoir sil faut de la mémoire que de savoir quelle mémoire on veut. Si on ne fait pas vivre la mémoire du mouvement ouvrier, on aura dautres mémoires à la place, qui risquent dêtre déplaisantes
Lorsque les solidarités de classe sappauvrissent, les solidarités ethniques et nationales réapparaissent. Une des originalités du courant trotskiste est davoir réussi à transmettre les grands débats du mouvement ouvrier. La discussion qui a lieu aujourdhui avec Antonio Negri et Michael Hardt autour de la question de lultra-impérialisme démontre que des vieux débats ressurgissent. On ne part jamais de rien…
Propos recueillis par Razmig Keucheyan
*Daniel Bensaïd est enseignant en philosophie à lUniversité de Paris-VIII, membre de la Ligue communiste révolutionnaire, et auteur de nombreux ouvrages, dont Résistances. Essai de taupologie générale (Fayard, 2001) et Les trotskysmes (PUF, 2002).