Le refoulement de la mémoire

Après celui des refugié·e·s combien de temps faudra-t-il encore supporter le refoulement de la mémoire ?

Le 8 mai 2013, Ueli Maurer sera reçu par les instances de la Fédération suisse des communautés israélites. Il doit à cette occasion prendre l’engagement d’ouvrir les cartons de faits bien connus des chercheurs·euses et des spécialistes mais sur lesquels la classe politique et les autorités continuent à ne pas vouloir que la lumière soit faite : depuis quand le tampon J est-il utilisé en Suisse ? Qui a donné l’ordre de faire faire le tampon J vaudois utilisé par la police des étrangers de ce canton depuis 1937 et pourquoi ? Existe-t-il un lien, lequel, entre ce procédé couramment appliqué en Suisse et l’exigence suisse que les autorités nazies l’apposent sur les passeports des Juifs allemands, exigence à laquelle ces derniers céderont le 29 septembre 1938 ? Enfin, pourquoi, pour quelle invraisemblable raison, Kaspar Villiger s’obstinait-il à taire ces faits le 7 mai 1995 ? Pourquoi en août 2012 Le Temps peut-il encore présenter son discours de ce jour-là comme un des discours les plus importants  du siècle ?

 

«On a assez donné»

Le propos de Ueli Maurer vantant la Suisse comme terre de refuge durant la Seconde Guerre mondiale, émut quelque peu. Un publiciste connu lança «on a assez donné». On fustigea le politicien UDC.

Le 10 février, Der Sonntag donnait du Klarsfeld, autorité justement réputée dans la mémoire de la Shoah. Toute la journée un média après l’autre chacun tirait sa bordée.

Quelqu’un crût-il bon de rappeler que Marc Comina avait déjà exposé le 9 novembre 2000, plus de douze ans auparavant, les objections de Serge Klarsfeld aux chiffres «préconisés par le rapport Bergier» comme les décrivait curieusement une journaliste de la rédaction de « Forum » (RTS) ?

Sollicité par un collègue qui lui demande sa motivation à revenir sur cette question, Klarsfeld explique avoir «lu dans les journaux que les propos du président de la Confédération avaient été très mal accueillis (…) alors que la Suisse était encerclée par les fascistes italiens et les nazis allemands (…)»

A la demande de ce journaliste qui lui demande s’il «réhabilite quelque part l’image de la Suisse à cette époque?», Serge Klarsfeld assure qu’il fait «(son) possible étant donné l’absence de travaux précis après la guerre concernant les Juifs. Eh bien il y a une fausse impression une impression que la Suisse n’a pas accueilli les Juifs, que la Suisse les a refoulés, donc c’est extrêmement dommageable pour la vérité».

L’exigence de rigueur formulée par Klarsfeld doit évidemment être respectée. Mais qu’en est-il de ce buzz enthousiaste qui médiatise sa critique en venant au secours du président de la Confédération ?

 

Y a de l’abus!

Le discours Maurer fin janvier, l’éclat Klarsfeld début février n’ont suscité qu’un modeste hoquet, comme celui que provoqueraient un passé lourd à digérer.

Que les casques à pointe et l’Office des migrations (ODM) tiennent à conserver dans l’oubli la naissance de la lutte contre l’Überfremdung (altération excessive de l‘identité nationale, 1919), le développement dès les années 1920 de la lutte contre « l’enjuivement » de la Suisse (Verjudung, la continuité de cette politique des étrangers avec celle qui refuse aujourd’hui d’attribuer des autorisations de séjour «aux ressortissants des pays qui n’ont pas les idées européennes (au sens large))» (Conseil fédéral, 1991) est choquant mais hélas assez normal.

Pourquoi voudraient-ils conserver cet insupportable droit d’asile qui, non seulement reconnait un droit à des étrangers mais de surcroit  les accorde à ceux dont on veut le moins !   

La Commission Bergier, il faut le répéter, a produit un remarquable travail dans les limites du mandat qui était le sien, qui l’empêchaient d’investiguer les origines de la politique des étrangers, celles de l’antisémitisme et du racisme d’Etat.

Ce travail, il est absolument nécessaire de le poursuivre. D’une part en raison du rôle précurseur et souvent peu connu de la politique suisse en la matière. Il suffit de rappeler que c’est en Suisse que fut adoptée en 1893 la première disposition antisémite nationale en Europe (l’interdiction de l’abattage rituel), que c’est en Suisse encore qu’il en fut de même avec la première disposition islamophobe (l’interdiction de la construction de minarets, 2009).

 

La Suisse officielle n’a toujours pas reconnu sa responsabilité. Pourquoi?

De nombreux député·e·s nationaux dans les années 1990 ont contribué par leurs interventions à l’ouverture du débat sur l’histoire. Certains siègent encore. N’est-il pas temps qu’ils exigent la lumière sur les circonstances dans lesquelles la police des étrangers du canton de Vaud recourut au tampon J. Nous savons que tel était le cas en 1937, mais quand exactement, et pourquoi ? Tel fut-il le cas dans d’autres cantons ? On sait le lien que la Loi sur le séjour et l’établissement des étrangers (LSEE) créa en 1931 entre administration fédérale et cantonales. Ce tampon J local influença-t-il la Confédération dans sa négociation avec les nazis dans les mois qui suivirent l’Anschluss de l’Autriche au début  de l’année 1938 pour obtenir des nazis ce signe distinctif permettant de filtrer les Juifs à la frontière ?

Le regretté Michel Glardon, créateur des éditions d’en Bas et député vert au parlement vaudois s’était efforcé sans succès en 1997 de soulever le voile sur les pratiques antisémites des autorités vaudoises d’alors. Ne se trouverait-il aucun.e député.e dans le parlement vaudois d’aujourd’hui pour exiger la lumière sur le tampon  J vaudois, et que l’essai A propos du racisme d’Etat  d’Anne Weill-Lévy, Karl Grunberg et Joelle Isler rendait public en 1999.

L’élucidation du Tampon J et de la politique des étrangers dont il est un fruit, est indispensable à comprendre le passé, l’émergence du racisme d’Etat, et donc évidemment les moyens de combattre sa réapparition. 

 

Karl Grunberg