Energie: choix énergétique, choix de société

Energie: choix énergétique, choix de société


Sous le titre «L’énergie nucléaire a-t-elle un avenir?», Hubert Reeves, l’astrophysicien renommé, développait une batterie d’arguments le conduisant de façon indiscutable à répondre par «non»1. La réaction ne s’est pas fait attendre et quelques jours plus tard, Jacques Bouchard, directeur de l’énergie nucléaire au Commissariat à l’énergie atomique (CEA) et président de la Société française d’énergie nucléaire, retournant un à un ces arguments conclut au contraire par «oui».



Bouchard, pour qui le nucléaire c’est l’avenir, ordonne aux lecteurs de «cesser les querelles inutiles à propos du nucléaire»2 (c’est le titre de son article). Il dit à mots couverts «je n’ai que faire d’un contrôle public sur les choix énergétiques, tout ce que je demande c’est que vous consommiez, gaspilliez, polluiez, payiez de votre poche, de votre santé, de votre vie même et de celle de vos descendants en cas de nouvelle catastrophe nucléaire «inévitable». Ces «querelles inutiles» s’appellent pourtant lutte de classes.

Produire, produire et produire encore


Où est donc le piège qui entretient ce dialogue de sourds entre experts, qui mène l’opposition au nucléaire à trahir ses principes et qui divise les écologistes? La faille est dans un élément clé de l’argumentation, escamoté tant par Reeves que Bouchard : il n’y a pas d’abandon possible du nucléaire sans abandon du productivisme. Le productivisme – le «développement des forces productives» sous contrôle privé – c’est la surproduction de marchandises, donc d’énergie nécessaire à les produire; c’est un mode de production dévoyé de l’objectif consistant à satisfaire les besoins vitaux de l’humanité et orienté vers la satisfaction des goûts de luxe de quelques nantis. Autant la production de biens d’usage peut être comparée à régénération vivifiante des cellules d’êtres humains, autant le productivisme est comparable à leur prolifération cancéreuse, dégénérative, asphyxiante et mortelle.



J. Bouchard enlise le débat en introduisant un argument piège dans lequel tombent les consommateurs piégés, les écologistes affolés par l’effet de serre que le nucléaire épargnerait, les bonnes âmes du développement durable et les missionnaires naïfs d’une croissance mondialisée au secours des «pauvres». Admettons que nous abandonnions progressivement le nucléaire, dit Bouchard «mais quid des pays dont les besoins en énergie croissent fortement, […] qui tous s’expriment aujourd’hui, plus ou moins fortement, en faveur de l’énergie nucléaire». Ce qui croit fortement ce sont les profits que procure le marché privatisé de l’énergie consommé à gogo. La satisfaction des besoins énergétiques, eux stagnent et régressent. En 1998, 40% de la population mondiale vivant dans les pays à «revenu faible» disposait en moyenne de 23 fois moins d’énergie que les habitants des pays à «revenu élevé» qui ne représentent que 15% de l’humanité. Malgré cette inégalité criante, les USA ont accru leur consommation d’électricité de 33% entre 1980 à 1988!3

Satisfaire les besoins…


«Comment satisfaire les immenses besoins en énergie des pays en développement rapide?» assène cet hypocrite provocateur. Il esquive cette autre question : comment se fait-t-il, que pendant tout le temps où ces Messieurs se sont arrogés le contrôle de la production énergétique, ils n’aient pas réussi à satisfaire ces «immenses besoins»? La réponse est évidente: ils privilégient le maximum capital au minimum vital et comme on ne vend qu’aux riches… En agitant l’épouvantail de la misère du Monde, Bouchard pince les cordes sensibles de notre ego de consommateurs nantis pour que nous baissions les bras de la raison et les poings de la révolte tant nous sommes inquiets à l’idée de manquer de courant. Nos frayeurs aléatoires masquent alors les risques bien réels d’accidents nucléaires, de contamination par les réacteurs obsolètes et les déchets nucléaires civils et militaires en déshérence.



Les énergies renouvelables feraient-t-elles l’affaire? «Cela ne résout en rien le problème des pays à très grande population, qui aspirent au minimum vital» décrète Bouchard. Mais il reste à ces Messieurs à démontrer pratiquement que les ressources inépuisables, renouvelables et non polluantes ne peuvent rien «face à l’accroissement inéluctable des besoins en énergie de l’humanité». Ils s’y affairent en construisant moult éoliennes monstrueuses, barrages hydrauliques pharaoniques ou capteurs solaires ruineux sans le moindre souci des habitants, des paysages, des nuisances, de l’utilité pratique de ces installations tape à l’œil et des risques qu’elles occasionnent et ceci avec la bénédiction de quelques Khmers verts illuminés qui ont oublié ce qu’écologie et démocratie veulent dire.4 D’académique, le problème de l’énergie n’est plus que politique. D’accessoire, la réponse devient urgente. Il en va de la survie de l’espèce humaine et de sa Planète car la guerre pour accroître les profits tirés du pillage des ressources énergétiques engendre des guerres pour de vrai «Les États-Unis ne peuvent pas augmenter de 50% leur consommation de pétrole étranger, comme le prévoit le nouveau plan énergétique de George W. Bush, sans s’immiscer dans les affaires politiques, économiques et militaires des États dont ils espèrent que surgisse ce pétrole. Dans la plupart des cas, cette ingérence prend des formes diplomatiques et financières, mais le plus souvent elle requérera l’intervention militaire»5. Le capital qui ne veut plus d’empêcheur de forer en rond et de piller à fond, bombarde sans merci qui oserait encore s’y opposer.

Guerres exotiques et fruits coloniaux


Ainsi à coup d’armes de destruction massive, les USA s’approprient les ressources pétrolières du Moyen-Orient et Israël les ressources solaires de la Palestine. Ce sont deux guerres de conquête d’énergie sont complémentaires car les «terres» convoitées ne sont que d’immenses capteurs solaires capables de produire – avec le travail des exploités et l’eau d’irrigation confisquée – les fruits et légumes qui enrichissent les colons autant que le pétrole, les barons du brut. Ces aliments qui garnissent nos assiettes sont d’ailleurs le produit conjoint du solaire qui en assure la croissance et du pétrole, le transport. Il faut 1 litre de pétrole par kilo de légumes cultivés sous serre et 5 kilos de kérosène par kilo de fruits exotiques transportés par avion!6



Le mode de production instauré par le capitalisme conduit inexorablement à la destruction des ressources vitales nécessaires à la survie de l’espèce humaine. Ce mode a été imposé en créant l’illusion que le productivisme assurerait le développement, la croissance et partant, l’épanouissement de l’humanité. L’écologie politique a démontré que la croissance de l’inévitable production marchande pour le profit s’opposait radicalement à la satisfaction nécessaire des besoins vitaux de l’espèce humaine. Un autre monde, un autre mode de production, un autre mode vie sont possibles7. Il n’y a pas de refus du nucléaire sans refus du productivisme, donc du capitalisme. Voilà ce que nous devrons montrer, démontrer et proclamer.



François Iselin

  1. Le Monde, 2 avril 2002
  2. Le Monde du 11 avril 2002)
  3. PNUD, «Rapport mondial sur le développement humain», DeBoek, 2001
  4. «Un vent mauvais souffle sur les éoliennes», Yves Dachy.
  5. Michael T. Klare, «Global Petro-Politics: The Foreing Policy Implications of the Bush Administration’s Energy Plan», Curent History, mars 2002.
  6. R. Häberli et al. «Objectif qualité de la vie», Rapport final du Programme Prioritaire Environnement Suisse, Georg, 2002
  7. F. Iselin, «Le choix des forces productives», revue ContreTemps Critique de l’écologie politique, N° 4:, mai 2002