Inde

Inde : Le viol de trop?

Sous quelque angle qu’on la prenne, la situation des femmes en Inde témoigne d’une oppression machiste profonde qui a vu s’épanouir ce que Kavita Krisnan, dirigeante d’une association féministe, appelle « la culture du viol ». Les protestations multiples et renouvelées qui ont suivi le viol atroce puis le décès d’une jeune étudiante en physiothérapie de 23 ans pourraient, au-delà d’une émotion légitime, constituer un point de basculement, de remise en cause fondamentale de cette culture.

On peut multiplier les données chiffrées, qui ont servi à la Fondation Thomson Reuters pour classer l’Inde au quatrième rang des nations les plus dangereuses pour les femmes, après l’Afghanistan, le Congo et le Pakistan. Mais la description du paysage mental et politique d’une oppression se fait quelquefois tout aussi bien à travers quelques citations révélatrices.

Il y a d’abord ce politicien de deuxième ligue, Abhit Mukherjee, qui se moque des manifestantes en utilisant un indianisme qui permet de les assimiler à des voitures d’occasion à bout de souffle, les traitant de «cabossées et repeintes». Précision : Abhit Mukerjee est le fils du président de la République.

Il y a ensuite ce chef de la police de New Delhi (où s’est produit le viol) qui déclare que dans sa circonscription, les hommes sont aussi en danger que les femmes, puisqu’ils sont victimes de pickpockets…

Il y a ce ministre régional du Madhya Pradesh, membre du parti de droite BJP, expliquant que l’«on doit respecter certaines limites morales. Si vous transgressez ces limites, vous serez punis, comme lorsque Sita a été enlevée par Ravana» (allusion à un rapt célèbre de la mythologie hindoue). C’est évidemment la victime du viol qui a franchi ces limites morales…

Il y a la première ministre de l’Etat du Bengale occidentale, Mamata Banerjee, qui, au printemps 2012, fait d’un viol collectif une conspiration montée contre son gouvernement, pendant que le responsable de son parti explique qu’il ne s’agit pas d’un viol, mais d’un malentendu…

Il y a ce dirigeant de la droite (BJP), Sushma Swaraj, qui en s’exprimant devant le Parlement indien, a déclaré que même si la victime du viol de Delhi survivait, elle ne serait plus qu’un zinda laash, un cadavre ambulant…

Il y a cette recherche sur la sexualité en Inde qui indique qu’un Indien sur quatre a déjà commis des violences sexuelles dans sa vie et qu’un sur cinq a déjà forcé sa partenaire à avoir des rapports sexuels avec lui. Et 65 % des personnes interrogées qui pensent que les femmes méritent d’être battues.

Bref, comme le dit l’ancienne rédactrice en chef du Sunday Times of India, Rashmee Rosahn Lall, «L’Inde a un problème avec les femmes et c’est un problème très profond». (slate.fr)

Ce sexisme, qui considère en fait que lorsque la femme s’aventure dans l’espace public, c’est à ses risques et périls – et qui explique pourquoi, par exemple, les transports publics sont des hauts lieux de harcèlement sexuel – est redoublé par le fait que les institutions (police, armée, parlement et justice) en sont imbibées. Le port de l’uniforme vaut presque impunité en matière de viol. Dans ces conditions, porter plainte dans un commissariat représente un véritable calvaire.

C’est donc une rupture forte avec cette culture que représentent ces manifestations et cette pancarte brandie par une manifestante où l’on pouvait lire : «ne me dis pas comment m’habiller, apprends plutôt à tes fils à ne pas violer».

 

Un problème de classes moyennes seulement?

Il n’y a pas que la mythologie hindoue à être compliquée dans le sous-continent. La manière dont les différents niveaux d’oppression et de domination s’articulent est aussi complexe. On a ainsi vu surgir une polémique opposant la lutte contre le viol à la défense des pauvres. La première serait le fait des classes moyennes urbanisées et modernistes et se retournerait contre les populations paupérisées suburbaines (d’où proviennent les violeurs de New Delhi). La diabolisation des pauvres, des travailleurs « immigrés », a effectivement été utilisée par une partie des gouvernants pour faire d’une question d’oppression sexuelle un problème de classe. Cela ne justifie pas pour autant une lecture « classiste » simpliste, qui ferait de la lutte contre l’oppression des femmes une alliée objective de la classe dominante. Voici ce qui dit sur ce point Kavita Krishnan, en réponse à l’écrivaine Arundhati Roy : «Je ne suis absolument pas d’accord avec Arundhati Roy lorsqu’elle pense que ces manifestations ont éclaté uniquement parce que la victime appartenait à la classe moyenne. […]

Si dans la capitale du pays une femme de la classe moyenne peut être victime d’une violence aussi horrible, que doivent subir les femmes des castes opprimées, de la classe ouvrière, des minorités religieuses, des nationalités opprimées ou les adivasi, qui sont encore plus impuissantes face à la violence de genre? Si nous nous opposons à la hiérarchie de la violence, cela ne signifie pas que nous acceptions une hiérarchie inverse: le viol n’est pas «moins» un viol lorsqu’il s’agit d’une femme de la classe moyenne.

Il n’y a aucune raison pour que la solidarité qui a surgi aujourd’hui ne s’étende pas aux dalits, aux minorités et aux femmes adivasi. Lorsque j’ai évoqué les cas de Soni Sori, de Nilofer et d’Aasiya (victimes de viol respectivement adivasi et Cachemiriennes, réd.) dans les manifestations, cela a soulevé un tollé et des milliers de personnes ont crié ‹honte!›.

Il est vrai qu’il existe une campagne (principalement du gouvernement de Delhi, de la police et du journal The Times of India) contre les travailleurs immigrés et les habitants des bidonvilles. Mais pourquoi supposer (comme Arundati semble le faire) que tou·te·s les manifestant·e·s dans la rue incriminent les pauvres?»

 

Daniel Süri