France: renforcer la gauche anticapitaliste. Entretien avec Alain Krivine
France: renforcer la gauche anticapitaliste. Entretien avec Alain Krivine
Après les mobilisations anti-Le Pen de ces dernières semaines, le point culminant du 1er mai où plus dun million de personnes ont manifesté dans toute la France et une semaine après lélection présidentielle nous nous sommes entretenus avec Alain Krivine, porte- parole de la Ligue Communiste Révolutionnaire (LCR).
Comment interprètes-tu les manifestations qui ont suivi la qualification de Le Pen au second tour ? Sagit-il de mobilisations consensuelles autour de «valeurs républicaines», ou une radicalité plus prononcée sest-elle exprimée?
Il ny avait pas eu de mobilisations spontanées des jeunes depuis longtemps. Au départ, le motif en est le sentiment de haine envers le FN, qui a toujours existé, mais qui ne sétait pas exprimé de cette façon. La mobilisation est le fait de la jeunesse, qui a exprimé sa peur dont on peut dire quelle était un peu exagérée de voir le FN accéder au pouvoir. Simultanément, les mobilisations étaient radicales. Cette radicalité est celle que lon retrouve dans dautres mobilisations, comme celles contre la mondialisation. Ce mouvement est toutefois plus large que le mouvement anti-mondialisation. En France, le mouvement anti-mondialisation est fort, mais beaucoup moins fort que dans dautres pays européens.
Comme dans tout mouvement, il y a une grande part de spontanéité dans celui-ci. Les organisations politiques et syndicales sont faiblement implantées chez les jeunes, même si elles ont joué un rôle. A partir du moment où les jeunes sont descendus dans la rue, une fraction dentre eux sest radicalisée. On a vu ça au niveau des mots dordre, qui étaient très inspirés de ceux de lextrême gauche.
Il y avait aussi dans une partie de la jeunesse une certaine confusion. Certains jeunes étaient prêts à accepter nimporte quoi pour faire barrage à Le Pen. Il est significatif que le dimanche soir, au rassemblement des chiraquiens, la bourgeoisie nest pas descendue fêter la victoire. Par contre, il y avait plein de jeunes beurs, venus avec des drapeaux français
ce qui prouve le caractère confus dune certaine partie de la mobilisation. Ce mouvement va avoir des conséquences. Une partie va certes rentrer dans les bahuts et se remettre à ses études. Mais une autre partie, encore minoritaire, est en train de rejoindre les organisations politiques, notamment la LCR.
Combien dadhésions avez-vous compté depuis le début de la campagne?
Cest difficile à dire. Entre 1500 et 1800, peut-être même 2000. On narrive pas à tout centraliser. On reçoit tous les jours des paquets de demandes. Les gens venaient nous voir après les meetings pour sinscrire de 20 à 100 contacts par réunion. Les premiers échos que nous avons, cest que beaucoup de sections qui réunissent leurs nouveaux contacts ont plus que doublé dadhérents.
Quels sont les motifs de cette vague dadhésions? Est-ce la campagne dOlivier Besancenot, ou les conséquences de la qualification de Le Pen au second tour?
Le vote Le Pen a certainement joué, mais il est entré en convergence avec le succès de la campagne dOlivier. La personnalité dOlivier a été déterminante. Olivier ne remplace pas Arlette Laguiller – ce nest pas exactement le même électorat. Mais il suffit de se promener dans la rue pour percevoir la popularité de notre candidat. Il est devenu le porte-parole des jeunes de banlieue, des jeunes beurs et de la jeunesse en général, avec en plus une vraie sympathie chez les anciens. Il y a un « phénomène Olivier » très impressionnant. Le vote pour lui va dailleurs beaucoup plus loin que la Ligue, ce nest pas seulement un vote LCR. La conséquence inévitable est que lélectorat est devenu beaucoup plus friable
On ne sy attendait pas, cest totalement nouveau pour nous. Heureusement, la LCR est une organisation vivante et riche en débats. La montée en puissance des mouvements sociaux depuis quelques années a également joué un rôle décisif dans le succès de la campagne.
Où en est-vous avec Lutte Ouvrière? Un accord est-il possible pour les législatives? Plus généralement, le «grand parti des travailleurs» dont parle Arlette de façon récurrente verra-t-il le jour?
Lutte ouvrière a toujours dit que le jour où les conditions le permettraient, ils étaient favorables à la création dun parti qui aille au-delà des organisations trotskistes. Mais à chaque fois, ils disent que les conditions ne sont pas réunies
Malheureusement, lidée dun grand parti ouvert est contradictoire avec le type de fonctionnement qui a cours au sein de LO. Ceci leur occasionne régulièrement des crises, avec le départ de plusieurs centaines de militants. Notre attitude est toujours la même. LO et la LCR sont les deux seules forces nationales opposées à la gauche gestionnaire. Mais nous avons aussi suffisamment de divergences avec LO pour ne pas vouloir nous lancer dans la construction dun parti à deux. Nous souhaitons quun tel parti puisse inclure une partie du mouvement social, du mouvement syndical, des militants du PC
Lextrême gauche est à 10%, les forces pour construire ce parti existent.
Pour les législatives, nous avions fait à LO la proposition minimale de nous partager les circonscriptions. Nous avons appris par la presse méthode pas très correcte entre révolutionnaires – que LO nacceptait pas cette proposition. Largument avancé est que la LCR aurait succombé à la « prostitution » de la gauche en faveur de Chirac
Jai peur quil y ait de nouveau un repli sectaire de LO. Ils ont été très isolés lors de cette dernière période, et absents des mobilisations. Nous nabandonnons pas pour autant lidée de continuer à travailler avec eux.
Le Parti communiste est-il à ton avis définitivement disqualifié?
Ils sont complètement abattus. Il y a des débats très durs à lintérieur, alors que la LCR a un prestige grandissant dans les rangs du PC. La tendance est de dire que Besancenot a fait la campagne que Robert Hue aurait dû faire. Il y a beaucoup de communistes qui prennent contact avec nous, et pas mal vont adhérer. Mais le problème nest pas là. Il faut faire en sorte quil ny ait pas des milliers de communistes qui se retirent de la politique complètement écurés. La solution dépend en grande partie de notre capacité de construire une force large dans laquelle intégrer les communistes. Cest une course de vitesse. En attendant, nous allons tout faire pour susciter des débats avec eux.
Un autre problème est quaucun courant à lintérieur du PC narrive vraiment à poser les bonnes questions et à faire face aux vrais problèmes. On a, dun côté, des staliniens nostalgiques avec des propos «lutte de classes» mais avec une moyenne dâge de 70 ans et sans réelle capacité de mobilisation. De lautre, les «réformateurs» de Robert Hue.
Auparavant, les communistes disaient apprécier notre programme, mais nous reprochaient de ne pas peser électoralement. Avec les scores du premier tour, cet argument tombe. Je pense quavec une politique responsable de notre part, nous pourrons faire en sorte que la crise du PC ne débouche pas sur une paralysie totale de ses militants.
Propos recueillis par Razmig Keucheyan