La place des femmes à Porto Alegre


La place des femmes à Porto Alegre


La déléguée de la Coordination française de la Marche mondiale des femmes dit son enthousiasme et son émotion sans pour autant cacher les contradictions, notamment avec les organisateurs, majoritairement masculins, du Forum Social Mondial.

Nelly Martin*

Les femmes ont été largement présentes à Porto Alegre, au point même qu’il nous est arrivé par moments de nous demander si nous n’étions pas majoritaires, la présence de nombreuses femmes dans les luttes qui secouent l’Amérique latine n’y étant pas pour rien. Très présentes et très actives dans tous les domaines. Ainsi, plus de 60 groupes de femmes ou féministes, majoritairement latino-américains, ont organisé des ateliers de discussion, tout au long du Forum. Thèmes abordés: l’économie, les violences (beaucoup sur les violences domestiques), la place des femmes noires, les femmes syndicalistes, les femmes et la mondialisation, les femmes et la paix, les économies parallèles, ainsi que des réflexions sur les stratégies d’action à mettre en œuvre au niveau international et, bien sûr, la Marche mondiale des femmes. Il était difficile de faire un choix parmi tous ces ateliers, vu leur nombre et leur intérêt.

Evolution quotidienne

Si nous avons eu quelques craintes au début du Forum (tables des intervenants très peu féminisés : ainsi, à la conférence de presse d’ouverture, 1 femmes sur 13 personnes !), grâce à la pression des femmes présentes, à leur mobilisation pour prendre leur place au sein du Forum, les choses ont évolué au fur et à mesure des jours. Un effort a été fait pour faire intervenir des femmes dans les grands forums, leur confier des présidences; à la cession de clôture, un homme et une femme menaient le jeu, la plupart des discours étaient féminisés, certaines déclarations intégraient la lutte contre le sexisme et le machisme comme garante de la diversité, et beaucoup de femmes sont intervenues pour leurs délégations. A la première réunion des mouvements sociaux, une femme du mouvement des Sans terre a protesté devant une estrade exclusivement masculine. C’est grâce à sa protestation que je suis allée à la tribune pour la Marche, que Lorraine Guay a participé à la réécriture du texte commun le lendemain matin et a présidé la deuxième réunion.

Une manifestation très colorée et enthousiaste des Brésiliennes a eu lieu dans le Forum pour exiger le droit à l’avortement et dénoncer les risques pour l’Amérique latine de l’élection de Bush. Cette initiative, qui a rameuté toutes les médias présentes, a permis une grande couverture de la presse brésilienne aux premières pages des journaux du lendemain.

Comptes-rendus des deux réunions de la Marche

Première réunion : 21 pays présents, 230 femmes

En fait, cette première réunion a surtout été l’occasion par les copines des différents pays présents de faire le bilan de leur participation à la Marche pendant toute l’année 2000 et d’exprimer leur satisfaction envers cette initiative. La Marche a réactivé le mouvement féministe et permis une mobilisation importante des groupes de base; elle a permis aussi la formation de nouvelles leaders, de nouvelles dirigeantes, d’affirmer une plate-forme féministe, notamment en direction des mouvements qui luttent contre la mondialisation; 101 pays ont créé une coordination nationale… Maintenant, bien sûr, il nous faut continuer et décider de la suite.

Nous avons eu aussi une discussion sur le lien entre Marche mondiale et mouvements anti-mondialisation: les femmes ne sont pas à côté des mouvements sociaux, elles en font partie; nous sommes pour participer le plus possible aux initiatives, mais il faut aussi que les mouvements sociaux et les alternatives mises en avant intègrent les questions et revendications qui touchent les femmes; on ne peut pas courir après tout ce qui se fait au risque de nous y perdre; il faut continuer à avoir nos propres rythmes, nos propres initiatives. Le problème de la non-reprise des médias pour l’événement international à New-york a été très souligné avec des questions sur «comment faire pour changer les choses».

Discussion = agression ?

En fin de réunion, nous avons discuté du projet que Diane et Lorraine proposaient comme texte final de la Marche. Vives discussions lancées par les Brésiliennes qui le ressentaient comme une «agression» contre les organisateurs du Forum, avec qui elles avaient eu, pendant toute la Marche mondiale, des rapports constructifs. Nous avons ressenti cette opposition au texte comme la crainte d’une possible mise en cause de l’équilibre construit entre les organisatrices de la Marche d’une part, les associations féministes d’Amérique latine organisatrices d’un grand nombre d’ateliers femmes d’autre part (qu’elles qualifiaient de «féministes bourgeoises radicales»), et les mouvements sociaux. Bien que les autres pays n’aient pas senti d’agression dans le texte, nous avons décidé de tenir compte de leurs craintes et de le réécrire.

Deuxième réunion : entre 25 à 60 femmes et un homme.

L’atelier se voulait un lieu d’échange et de débat sur l’analyse proposée par la Marche mondiale concernant la pauvreté et les violences faites aux femmes et les stratégies qui en découlent. L’objectif était d’approfondir les questions soulevées par la plate-forme de la Marche, de partager des points de vue, d’identifier des divergences/convergences, de s’interroger sur la ou les directions à prendre pour la poursuite de la Marche mondiale des femme. C’est Lorraine Guay qui menait les débats.

Dans son introduction, Lorraine, après un bref rappel historique de la Marche, a posé les questions suivantes.


  • les violences seraient des conséquences de la pauvreté, et donc l’élimination de la pauvreté entraînera automatiquement celle des violences. On revient ici à de «vieilles» théories révolutionnaires selon lesquelles la prise du pouvoir politique et la mise en place de gouvernements révolutionnaires/progressistes entraî-neraient «magiquement» une transformation profonde et durable de la situation des femmes. Dans cette optique, les stratégies d’action privilégient principalement les luttes économiques contre la pauvreté ;
  • la plate-forme, surtout dans la partie «pauvreté», ne serait pas féministe, car elle ne remet pas en cause l’économie elle-même en faisant silence, entre autres, sur le travail non-rémunéré des femmes ;
  • la liaison capitalisme-patriarcat : comment développer cette analyse et approfondir ce débat récurrent dans le féminisme ?
  • la question de l’appropriation du corps des femmes via, entre autres, le trafic sexuel comme impact et enjeu spécifique de la mondialisation pour les femmes ;
  • avons-nous assisté à des alliances «forcées» et donc «fragiles» entre des groupes travaillant sur la violence et ceux travaillant sur la pauvreté et/ou les questions économiques? Comment poursuivre la lutte sur ces fronts en même temps? Suivent de très nombreuses notes sur un débat fouillé. Quelques remarques percutantes :
  • Sur Pauvreté/violences :

– La représentante d’Haïti dit qu’il leur a été facile de trouver des alliés sur la question de la pauvreté, mais qu’elles n’ont pas trouvé d’appuis auprès des hommes quand il a s’agit de se battre contre les violences; si on fait alliance avec les hommes sur le thème de la pauvreté, est-ce que ça ne va pas mettre de côté les violences, ce qui les arrange bien ? Ou, est-ce qu’on fait un mouvement mixte sur la pauvreté et un non mixte sur les violences ?

– Centrer sur ce qui pose le plus problème à la société : avortement, homosexualité, esclavage sexuel ;

– La prostitution divise le mouvement des femmes et il faut discuter de ces divergences mais, par contre, il faut mobiliser le mouvement sur la question de la traite des femmes et de l’esclavage. La traite des femmes est un exemple bien spécifique des méfaits de la globalisation sur la vie des femmes; nous avons l’exemple de l’Europe où des femmes des pays pauvres de l’Est sont maintenant achetées dans de véritables marchés aux esclaves aux mains des mafias locales pour fournir les pays riches de l’Europe de l’Ouest; ces femmes endurent un véritable calvaire.

En Asie (intervention d’une copine de l’Inde), les liens entre pauvreté et violences s’accentuent: la violence a augmenté à l’intérieur et à l’extérieur de la famille; à cause de la pauvreté, les hommes vendent «leurs» femmes; la dot est un système que l’on commence à ne plus pouvoir respecter à cause de la pauvreté, et les femmes en subissent les conséquences; il y a migration constante vers le Nord à travers le trafic sexuel; on assiste, entre autres, au «kidnapping» des petites filles; le gouvernement veut «légaliser» et «réglementer» le trafic sexuel plutôt que de le combattre.

• Sur le patriarcat :

nous pensons que le système capitaliste est patriarcal, mais cette notion est controversée et toutes les féministes ne le pensent pas.

• Sur la reprise de nos thèmes par les hommes, sur nos priorités :

– La Marche a été importante parce qu’elle a permis aussi de montrer que les femmes sont dans toutes les luttes; les questions posées par les femmes ne sont pas seulement des questions «femmes»; comment peut-on rapprocher les hommes de nos débats? Comment dialoguer avec eux?

– Pour que les mouvements mixtes nous acceptent (ne pas oublier tout de même que la Marche est mixte! ndlr), il faut occuper l’espace; ce qu’ils n’aiment pas, c’est que nous, les femmes, nous quittions notre «réserve» féministe pour participer à leurs débats; il ne faudrait pas que cela nous empêche de construire nos propres mobilisations.

– D’accord pour s’investir dans les mouvements sociaux sur la mondialisation, mais où va-t-on trouver le temps? quelles sont les priorités? Notre présence dans le mouvement anti-mondialisation pose la question des doubles et triples journées de travail… si nous voulons être partout; n’est-ce pas aussi parce que nous voulons être prises plus au sérieux que nous voulons nous investir dans tout? Est-ce que les militants hommes se posent comme nous la question de venir à nos actions? La Marche a été une initiative indépendante, exceptionnelle; on s’aperçoit de plus en plus comme elle a été bien prise en charge dans tous les pays; nous n’avons aucune leçon à recevoir des hommes! La Marche est le seul mouvement vraiment mondial et autonome qui s’est développé sur ses propres bases et non pas en réaction à des événements; nous devons nous faire entendre en continuant à construire une force autonome et solidaire des femmes de plus en plus importante, c’est comme ça que nous nous imposerons.

Quelles sont nos priorités?

– Nous devons nous renforcer pour que le monde nous écoute; il faut que nous travaillions sur nos thèmes et sur la globalisation; parce que les femmes peuvent avoir une vision de classe, de race, de genre, nous sommes dans une meilleure position pour comprendre la complexité de tout cela, et ça nous donne une grande responsabilité; nous les femmes, nous devons prendre la direction de ce mouvement; nous sommes porteuses d’une autre manière d’être; il faut avoir confiance en nous et travailler .

– Il faudrait par ailleurs décider d’une campagne internationale commune;

– Organiser un Forum social «femmes» dans chaque pays en préparation de la prochaine rencontre mondiale et pour être plus fortes, plus unies.

Nelly Martin a aussi tenu le journal de son emploi du temps journalier à Porto Alegre.

Mardi 30 Janvier

9 h. cérémonie de clôture; un moment de «communion» simple. Des participants de nombreux pays viennent répondre, à leur façon, à la question: «Un autre monde est-il possible?». Particulièrement émouvant, les Africaines venues chanter leur espoir d’un monde meilleur; une délégation de trois jeunes: un Palestinien, un Israélien et un Jordanien portant ensemble une pierre pour la paix; les Coréens qui ont commencé timidement pour finir par crier leur colère, poings levés.

Les deux copines de la Marche interviennent et nous toutes nous faisons un tour d’honneur dans la salle en faisant des You You! avec nos banderoles. Ensuite, on fait plein de photos devant les pierres déposés par les associations. On a du mal à se séparer, les bisous pleuvent et moi, j’ai la larme à l’œil! 18h, je m’envole pour Paris après une semaine mémorable que j’espère vous avoir bien retransmis.

* secrétaire fédérale du syndicat SUD-PTTdéléguée de la Coordination française pour la Marche Mondiale des Femmes au Forum social de Porto Alegre. La version complète de cette distribution est disponible à marchfem@ras.eu.org