Fiscalité des entreprises

Fiscalité des entreprises : Le dumping continue

Pour bien comprendre les récentes propositions du conseiller d’Etat genevois vert David Hiler de baisser l’impôt cantonal des entreprises, il convient de souligner les dispositions de dumping fiscal mises en œuvre par la Suisse depuis de nombreuses années, qu’il s’agisse des personnes physiques ou des personnes morales.


 

De même que les forfaits fiscaux pour les personnes physiques participent de cette sous-enchère, les avantages accordés aux sociétés holding, aux sociétés de domicile et aux sociétés mixtes conduisent à leur accorder d’importants rabais d’impôts.

 

Quelques explications…

Tout d’abord, il faut savoir que ces sociétés sont généralement des sociétés transnationales, c’est-à-dire exerçant leurs activités dans plusieurs pays.

Les sociétés holding possèdent des participations dans des sociétés par le biais d’actions. Elles n’exercent pas d’autres activités en Suisse que de tirer profit des dividendes versés par d’autres sociétés. Elles ne payent aucun impôt sur le bénéfice au niveau cantonal et communal et ont l’heureux avantage, à Genève, de ne payer un impôt sur le capital que de 0,3 pour mille contre 1,8, voire 2 pour mille pour les autres entreprises.

Les sociétés mixtes sont des entreprises qui achètent et vendent des produits à l’étranger sans que ceux-ci transitent par la Suisse. L’exemple le plus connu est celui des entreprises de négoce international (pétrole, matières premières agricoles et industrielles). Ces sociétés sont exonérées des rendements de participation et des bénéfices en capital. Ce qui laisse de larges marges de manœuvre pour rapatrier en Suisse des profits réalisés à l’étranger qui échappent ainsi à tout impôt dans le pays d’origine. Si les revenus réalisés en Suisse sont imposés au barème ordinaire, ceux réalisés à l’étranger ne sont imposés que partiellement en fonction de l’importance de l’activité commerciale en Suisse. Résultat des courses, le taux d’imposition effectif à Genève (canton, commune et Confédération) ne s’élève qu’à 11,6 % compte tenu du fait que les impôts payés par les entreprises sont déductibles. A titre de comparaison, une société de capitaux qui ne bénéficie pas de ce statut spécial paye 24,2 % d’impôt sur le bénéfice après déduction de l’impôt.

Les sociétés de domicile (sans activité commerciale, mais avec des prestations de service à l’étranger) sont imposées de la même manière que les sociétés mixtes.

 

Impôt sur les bénéfices au plancher, impôt sur le capital neutralisé

Face à ces cadeaux (et sans tenir compte des multiples possibilités d’«optimisation» fiscale par le biais, par exemple, de prix de transfert entre différentes entités d’un même groupe), l’Union européenne a décidé de réagir et engagé des négociations avec la Suisse pour mettre fin à ces privilèges. C’est dans ce contexte et sans attendre le résultat des négociations que David Hiler a lancé sa proposition de baisser l’impôt sur le bénéfice des personnes morales de 24 % à 13 % (cantonal, communal et fédéral) et d’imputer l’impôt sur le bénéfice à l’impôt sur le capital ce qui revient à supprimer de fait ce dernier. Ainsi les sociétés bénéficiant d’un rabais d’impôt de par leur statut connaîtraient une légère augmentation de leur imposition, du moins formellement. En revanche, toutes les autres personnes morales connaîtraient une baisse d’impôts significative. L’ensemble des personnes morales serait donc formellement sur pied d’égalité avec un taux d’imposition proche de celui de l’Irlande, un des plus bas d’Europe. Et l’impôt sur le capital que la droite rêve d’abolir depuis longtemps serait neutralisé.

Le Département des finances du canton de Genève évalue la perte fiscale à 457 millions (sur la base des comptes 2008), dont 387 millions pour le canton et 70 millions pour les communes. La perte fiscale pour le seul canton serait de l’ordre de 30 % du total de l’impôt des personnes morales. On peut par ailleurs exprimer un doute sur l’évaluation de la perte fiscale. En effet, diminuer le taux d’impôt de 45 % et obtenir une baisse nominale de 30 % paraît un peu léger compte tenu de la déductibilité de l’impôt sur le bénéfice de l’impôt sur le capital.

Pour compenser cette baisse d’impôt, David Hiler suggère que la Confédération comble le trou soit en baissant l’Impôt fédéral direct (IFD) de 2 points pour que les cantons puissent augmenter l’impôt cantonal d’autant, soit par le biais d’une hausse de la part de l’IFD redistribuée aux cantons. Comment la Confédération compensera-t-elle sa propre baisse de rentrée fiscale ? Silence. Mais on peut facilement imaginer que le trou sera comblé soit par une réduction des dépenses, soit par une hausse de l’imposition indirecte déjà prédominante dans les recettes de la Confédération (l’IFD ne représente que 28 % des recettes de la Confédération). Ou encore une combinaison des deux. Faut-il rappeler ici que l’imposition indirecte (TVA, taxes diverses) est un impôt régressif qui frappe davantage ceux et celles qui dépensent l’entier ou la plus grande part de leurs revenus, à savoir la majorité de la population ?

 

Dumping fiscal et chantage à l’emploi

La question de la fiscalité des sociétés holding, mixtes ou de domicile a fait l’objet d’une étude du groupe de réflexion Denknetz. Cette recherche a procédé à une évaluation de ce que la Suisse soustrait chaque année aux autres pays par le biais du statut fiscal de ces sociétés : entre 29 et 36 milliards de francs. L’étude montre aussi qu’entre 2004 et 2008 (dernier chiffre connu), le bénéfice imposable de l’ensemble des entreprises en Suisse a explosé en passant de 120 milliards à 280 milliards (+ 133 % !). Mais cette augmentation concerne surtout les entreprises avec un bénéfice imposable de plus de 1 million : 113 milliards en 2004 contre 270 milliards en 2008. Les 8286 entreprises qui, en 2008, déclaraient un bénéfice imposable de plus de 1 million accumulaient à elles seules le 96 % des bénéfices imposables alors que les 274 104 autres entreprises devaient se contenter des 4 % restant. Cela donne une idée de la concentration dans les grandes sociétés de la plus-value réalisée dans notre pays. 

S’agissant des sociétés qui font des profits avec des participations, l’étude indique qu’elles n’ont aucune obligation de prouver qu’elles sont imposées à l’étranger sur ces participations. Les auteurs en concluent qu’il s’agit en fait d’un système de double non-imposition. Quant à l’imposition effective au niveau fédéral (c’est-à-dire après déduction des impôts payés, des déductions pour les participations et les rabais fiscaux), elle est particulièrement basse. Si le taux nominal est de 8,5 %, le taux effectif en 2008 ne s’élevait qu’à 2,56 % ! Par ailleurs l’analyse du rapport entre le montant d’impôts effectivement payés et le bénéfice imposable, en tenant compte des trois niveaux (Confédération, cantons, communes) montre que le taux a baissé de 19,3 % en 1999 à 6,9 % en 2008.

Enfin se basant sur une étude de la BAK Basel Economics portant sur les taux de taxation en 2009 dans 90 villes, les chercheurs de Denknetz soulignent que dans les dix taux les plus bas, seulement deux (Singapour et Dublin) sont le fait de villes étrangères, les huit autres étant sans exception des chefs-lieux de cantons suisses (Nidwald, Appenzell, Obwald, Schwyz, Zoug, Glaris, Lucerne et Schaffhouse). Depuis lors, on peut sans doute rajouter Neuchâtel à la liste, puisque ce canton a baissé la fiscalité des entreprises (voir solidaritéS nº 217). Genève se situe au 25e rang sur 90.

L’orientation de la politique fiscale suisse sur les personnes morales vise bien à pratiquer un dumping vis-à-vis des autres pays. L’argumentation consiste à dire qu’en attirant ainsi des entreprises cela contribue à la création d’emploi et de richesses. C’est d’ailleurs sur la base d’une étude menée par le centre de recherche Crea que David Hiler justifie la baisse des impôts de l’ensemble des personnes morales. En effet, selon cette étude, le départ de toutes les sociétés bénéficiant d’avantages fiscaux conduirait à la perte de 34 000 emplois directs et indirects. Donc il faut diminuer la fiscalité de toutes les entreprises pour mettre fin aux inégalités de traitement et préserver ainsi les entreprises et les emplois. Outre que l’étude du Crea analyse à la louche les pertes d’emploi tout en précisant que ce sont des évaluations, l’hypothèse du départ de toutes ces sociétés est pour le moins curieuse et va à l’encontre des arguments de la promotion économique qui énumère les nombreux avantages non fiscaux pour les entreprises qui s’établissent à Genève. De toute manière si la fiscalité est le seul élément qui incite les sociétés à statut fiscal privilégié de venir à Genève, alors, un jour ou l’autre, elles partiront, car la concurrence fiscale à la baisse ne connaît pas de limites.

 

Vers l’abandon total de l’imposition des entreprises

Dans tous les cas de figure, la baisse de la fiscalité des personnes morales va dans le sens des vœux des principaux dirigeants des grandes entreprises au niveau suisse et mondial, qui considèrent que les entreprises n’ont pas à payer d’impôts. La sous-enchère fiscale entre cantons et entre pays s’inscrit parfaitement dans cette logique. Il arrivera un moment où le coût de la perception des impôts sera plus élevé que le produit de ceux-ci et l’abandon total de l’imposition des entreprises se justifiera d’autant mieux.

C’est contre cette logique-là que nous devons lutter en refusant le chantage à l’emploi. D’ailleurs, le départ de certaines sociétés ne serait pas que négatif pour l’économie genevoise. Faut-il rappeler que les salaires élevés et les bonus faramineux de certains dirigeants et traders de la place ont largement contribué à l’envolée des prix du foncier et du logement dont toute la population paye les conséquences ? Rappelons aussi les conséquences nuisibles de l’activité de certaines sociétés de négoce international pour des pays du Sud et la spéculation régissant le commerce des produits alimentaires (voir le livre Swiss Trading SA de la Déclaration de Berne). Toujours plus d’emploi et à n’importe quel prix crée aussi des difficultés en matière de transport, d’infrastructures, d’environnement. Faire croire que la croissance à tout prix est positive pour tous est un leurre. Inévitablement, elle comporte sa part négative pour la société et des coûts supplémentaires pour les collectivités publiques.

 

Humbert Nard