Avortement: histoire de femmes
Avortement: histoire de femmes
Cette contribution dAline Gualeni, historienne, est la synthèse dune recherche sur lavortement à Genève pendant lentre-deux guerres.1 Si la pratique a heureusement changé, léchéance de la votation du 2 juin nous rappelle une fois de plus que notre corps ne nous appartient toujours pas.
Javais treize ans lorsquen France voisine se tenait le procès dune adolescente pour avortement. Elle était à lépoque défendue par la brillante avocate Gisèle Halimi. Ma meilleure amie et moi nous disions alors: «Elles nont pas de chance en France, ils sont en retard! Nous, nous sommes libres et émancipées à Genève! Nous aussi, plus tard, nous défendrons la cause des femmes!» Le temps est venu de la défendre cette cause des femmes car la loi et la pratique se trouvent en profond décalage avec ce délicat problème. Encore aujourdhui, nombreuses sont les femmes qui ignorent la loi de 1942, toujours en vigueur, qui prévoit jusquà cinq ans demprisonnement. Il est vrai que lavortement nest pas punissable sil est effectué en vue de prévenir une atteinte grave à la santé, mais cest uniquement grâce à une interprétation large de la loi que les femmes ont limpression dêtre libres de leur choix. Ils sagit donc dune loi retorse qui pourrait en très peu de temps, faire fondre comme neige au soleil, toutes nos conquêtes obtenues depuis les années 70. Cest pourquoi, revenir sur le passé afin de ne point oublier la situation dramatique dans laquelle ont vécu des milliers de femmes contraintes à avorter clandestinement, cest rappeler aux nouvelles générations que rien nest jamais acquis surtout lorsque la loi retarde sur la pratique.
Genève, la Mecque de lavortement?
Létude menée sest basée essentiellement sur la consultation de 19 procès dits «criminels» concernant la pratique de lavortement pendant lentre-deux guerres. Ils contiennent jusquà 220 pièces, elles-mêmes pouvant compter plusieurs pages; plaintes, témoignages, interrogatoires, rapports de police, rapports de médecins et enfin pièces à conviction: une abondante correspondance, des coupures de petites annonces et des brochures traitant de contraception et de vente par correspondance, des photos qui témoignent des lieux dopération, des personnes concernées, de restes de ftus, lettres de désespoir, etc. A Genève on a fait, à cette époque, des centaines de milliers davortements (en moyenne 200 par jour) et un premier constat simpose. La population sest montrée très solidaire des femmes poursuivies, manifestations devant le Palais de justice, avorteuses prévenues de descentes de police, lorsque ce ne sont pas les voisins eux-mêmes qui cachent les femmes, le temps de la perquisition.
Ainsi, la plupart des femmes pensaient dailleurs que lavortement était autorisé à Genève. La Tribune de Genève du 31 mai 1929 relate cet état de fait: «Les débats nous apprennent que dans toute la Suisse allemande, on croit que les avortements de moins de trois mois sont autorisés à Genève. M. le Professeur Beuttner a confirmé cette opinion.» Avant la première Guerre mondiale déjà, Genève a un renom dans toute lEurope en matière davortement. De fait, les femmes qui avortent se fient presque toutes à cette idée. La mère de Marie était déjà venue se faire avorter à Genève trente ans auparavant et lune des ses amies lui aurait affirmé que «cela était encore autorisé aujourdhui (1930) à Genève». Cécile ne comprend pas pourquoi elle est incarcérée. Lors de son interrogatoire, elle se révolte et affirme quelle ignorait que lavortement était interdit et elle ajoute: «Jai dailleurs déjà bien souffert pour ma peine!»2 Derrière ces considérations, il apparaît que ces femmes ne se sentent pas coupables devant la justice et nont pas le sentiment que leur embryon ne leur appartient pas.
Coûts et dangers de la clandestinité
Mais il y a plus: 47 femmes – dont 14 sont décédées – nous ont laissé un témoignage. Cest alors tout un pan de lhistoire manquante qui peut être reconstitué, afin que la mémoire de tant de souffrances ne soit pas oubliée par les nouvelles générations.
Lorsque lavortement est punissable, il devient alors extrêmement dangereux pour les classes défavorisées. Dune part, tous les moyens sont bons pour profiter de situations désespérées et faire payer très cher des gens qui nont pas de moyens financiers. Dautre part les femmes sont prêtes à toutes sortes de manuvres dangereuses. Les méthodes sont diverses; des simples tisanes à lavortement mécanique direct (actions qui portent directement sur lutérus), léventail est grand. Souvent plusieurs de ces méthodes sont utilisées simultanément; on ingurgite des substances dangereuses, on en fait aussi des injections intra-utérines (eau de javel par exemple). Voici ce que nous dit G. Hardy à ce propos: «…Les femmes enceintes ne craignent point, dans le trouble où les jette leur maternité inattendue, de se livrer sur elles-mêmes à lextirpation directe du ftus. Il en est qui, sans connaître leur constitution anatomique, sans avoir la moindre idée de la disposition de leurs organes, cherchent à introduire dans la matrice, surtout vers lépoque où la grossesse commence à saccuser extérieurement, les instruments les plus divers et les plus dangereux. Baleine de corset, de parapluie, épingle à cheveux, fer à papillotes, tringle de rideau, manche de porte-plume, cure-dents, crochets, ciseaux, etc.» Cest ainsi que dans les pièces à convictions, outre les objets déjà cités nous pouvons trouver des sondes, du linge taché, un bidon contenant du sang, une laminaire et même
un rayon de bicyclette et une pompe à air.
Poussée au désespoir
Lappareil à injection vaginale peut être utilisé, ainsi quune seringue ou une poire en caoutchouc, au bout desquels vient sadapter une canule spéciale dite «canule anglaise» (longue de 15 à 30 cm.). Son emploi ne sert à rien dautre quaux avortements. Le Dr. Gautier, de Genève, affirme que neuf fausses-couches sur dix sont des avortements provoqués par injection intra-utérine deau dans lutérus, mélangée à dautres substances. Voici comment la femme procède vraisemblablement pour sauto-avorter: en position accroupie, «pour arriver à introduire dans lorifice cervical lextrémité de linstrument choisi, la femme commence à repérer le col avec un doigt introduit dans le vagin, généralement lindex; ceci fait, linstrument, tenu de lautre main, est glissé à son tour dans les voies génitales le long de ce doigt, guide jusquà lorifice cervical dans lequel il est poussé.» On connaît les suites désastreuses de ce genre de manuvres: lésions des parois vaginales, déchirures du col de lutérus et, plus grave encore, perforations de lutérus.
Outre laspect médical, ces procédures nous révèlent bien des souffrances morales. Lhistoire personnelle de chacune de ces femmes, bien que très différente dun cas à lautre, est aussi composée danalogies. Mis à part le fait quelles soient toutes enceintes accidentellement et quelles aient décidé de ne pas mener à terme leur grossesse, plusieurs dentre elles sont tellement désespérées à lidée davoir un enfant quelles préfèrent en finir avec la vie. De plus, en même temps quelles se retrouvent enceintes, souvent leur ami les quitte. Cest alors quelles doivent accuser un double choc sentimental, celui dune double séparation. Certainement que la plupart des femmes qui se suicident à cette époque pour cause de «chagrin damour» sont en proie à ce problème. Lavortement est alors le seul et dernier recours qui pourrait aussi les libérer. Ainsi, lidée du suicide est souvent présente et resurgit lors de témoignages. Lévocation du suicide est souvent décrite par les témoins proches, lorsque la femme est effectivement décédée des suites de lavortement. La patronne de Lucie raconte: «Elle a persisté dans son intention de retourner à Genève et de se faire avorter en disant quelle ne voulait pas denfant et quelle préférait se détruire plutôt que de le recevoir. Cétait une idée fixe chez elle, comme si elle voulait se suicider.» Sophie, qui est de nouveau amoureuse après un divorce, tombe enceinte alors quelle a déjà quarante-deux ans. Voici ce que raconte une amie: «Elle est venue avec une annonce de sage-femme de Genève et me supplia de lui écrire car elle ne savait pas écrire correctement, elle pleura et me dit que si je refusais, elle se jetterait dans la Limmat (…) quelle en aurait fini avec le monde.» Toutefois, au bas de la lettre, elle ajoutait dans un souffle despoir: «Pourvu que je sois de nouveau en bonne santé après, pour élever mes enfants et continuer lexploitation de ma pension, finalement, cest mieux que de me jeter à leau», pourtant elle mourra. Anna, elle, se révolte et est bien décidée à ne pas subir la situation. Elle quitte son travail pour aller chez la sage-femme la moins chère et, lorsque sa logeuse lui reproche son acte, elle lui répond: «Je men fous, quitte à en crever, je ne veux pas avoir un deuxième enfant». Puis, sur un ton dironie où transparaît un certain désespoir, en signe de bonsoir, elle lance: «Si demain je suis morte, vous saurez pourquoi.» Et en effet, le lendemain elle mourra.
Souffrances et solitudes
Yvonne, qui est en place à Genève, est retrouvée morte par sa patronne. Celle-ci dit quelle a trouvé «tout le linge ainsi que le lit ensanglanté, les statuettes près du lit ont été brisées.» Cette évocation nous laisse percevoir dans quelles souffrances physiques et dans quelle solitude bien des femmes ont ainsi trouvé la mort. La mère de Lucie, pleine damertume et de haine vis-à-vis de lamant de sa fille (quelle désignait de cochon de P.), raconte quà son arrivée à lhôpital celle-ci lui a serré fort la main en lui disant: «Adieu maman». Lenquêteur rapporte, à propos dAnna, qui est restée tout à fait consciente avant de mourir: «En ce qui concerne lauteur de sa grossesse, elle a simplement dit quil sagissait dun sale individu qui lavait plongée dans le malheur, elle na pas voulu dire son nom. Il était très difficile de lui parler, car elle narrivait presque plus à respirer. Je renonçais à questionner la malade plus longtemps dans ces conditions, cela eut été inhumain.» Je nai retrouvé quun seul cas de femme qui soit décédée et dont lamant sen soit préoccupé. Les autres sont mortes la plupart du temps dans la plus grande solitude et leur mort na été connues par les proches que trop tard. Sur Lina déclare à propos de Georgine: «Elle avait toujours une très forte fièvre. Elle a encore beaucoup parlé, mais elle nétait probablement pas en état de savoir ce quelle disait. Elle disait notamment que cétait une honte pour elle et que son père la battrait à mort. Elle réclamait son «bébé» en disant quil fallait quon le lui apporte (…) Personne nest venu voir la malade.» Lévocation de la mort est donc présente à tous les niveaux.
Même si à Genève très peu de femmes qui avortent se retrouvent en prison, celles qui sont arrêtées ne sont guère respectées: on les surprend à moitié nues, on les emmène à lhôpital afin de subir un examen médical forcé qui prouvera que leur utérus était bien gravide, on leur fait subir un interrogatoire musclé, elles sont ensuite emprisonnées au moins le temps du procès si elles ne sont pas déjà décédées. Ainsi, en contrepoids au discours officiel tenu par le corps médical et la justice, se dessine une histoire sociale qui nous est livrée par la parole des avortées. Il faut insister sur lhistoire de ces expériences vécues face aux groupes anti-avortement, qui développent un discours très émotionnel et cherchent à rendre coupables tous les acteurs concernés par les avortements. On ne pourra jamais empêcher lavortement. Cest pourquoi lenjeu est de taille, même si, fondamentalement, il ne sagit que de modifier la loi en vigueur en accord avec lesprit de la loi et de ses pratiques. Une femme doit avoir le droit davorter librement dans les 12 premières semaines de la gestation si nous voulons en finir avec le décalage qui existe entre la loi et la pratique.
Aline GUALENI
membre dAction Femmes Solidaires
Conseillère municipale à la Ville de Genève.
- Larticle de référence est paru dans la revue médicale de la Suisse romande, N°12 – décembre 2000
- Il faut rappeler que les avortements se déroulaient sans anesthésie