La «paix du travail» continue de peser de tout son poids

Durant des décennies, la paix du travail instaurée en 1937 n’a été que rarement remise en question. Il a fallu attendre la crise économique de 1974 avec son cortège de licenciements, pour que les premières fissures dans cet édifice politico-juridique et idéologique apparaissent. Depuis, la croyance dans les vertus de la paix du travail s’est érodée parmi les travailleurs. Sa mise en cause n’est souvent plus un tabou lorsque les rapports se tendent avec le patronat, notamment en période de crise économique.

 

Il convient de distinguer la « paix du travail » comme institution, d’une part, et comme vision des rapports entre travailleurs et employeurs, d’autre part. La convention passée entre les dirigeants de la FOMH (Fédération suisse des ouvriers sur métaux et horlogers) et les associations patronales horlogères le 15 mai 1937, puis conclue le 19 juillet 1937 avec l’ASM (Association patronale suisse de l’industrie des machines) contenait l’engagement réciproque à résoudre les conflits d’intérêts entre travailleurs et employeurs par la négociation, sans recourir à des mesures de lutte. Dans les circonstances historiques de l’époque, cette conception des rapports entre partenaires sociaux, défendue par Konrad Ilg, président de la FOMH, visait à faire face ensemble, ouvriers et employeurs, aux menaces intérieures et extérieures nationale-socialiste et fasciste. Ces accords étaient fortement marqués par une opposition à l’intervention de l’Etat dans les conflits de travail. Dans les années 1950 à 1970, la même conception visait à contenir, dans un contexte de guerre froide, la « menace communiste » et notamment son influence possible parmi les travailleurs. Etaient visés en premier lieu les travailleurs immigrés italiens, dont une partie, adhérents du parti communiste italien, préconisaient une attitude syndicale combative, puis après 1968 les syndicalistes qualifié·es de « gauchistes ».

La renonciation, par principe, à la grève a eu pour effet d’affaiblir considérablement la force militante des syndicats – en premier lieu la FTMH (qui a succédé à la FOMH) – qui y ont totalement souscrit. Afin de prévenir toute velléité d’attitude combative, l’habitude a été prise de déléguer complètement aux permanents syndicaux le soin de négocier avec les employeurs. Les assemblées syndicales sont devenues de plus en plus rares et la discussion au sein des syndicats a été complètement étouffée. Ce furent les effets concrets de la renonciation à promouvoir un syndicalisme indépendant et autonome, renonciation inclue dans le principe même des accords de 1937. En  somme, le rapport de subordination inhérent aux rapports de travail a été intériorisé et incorporé dans le fonctionnement même du syndicat.

 

Légitimité en déclin ?

 

En 1977, à l’initiative de quelques dirigeants de la FTMH, se constitue le « Manifeste 1977 » avec une vaste audience parmi ses membres, surtout en Suisse romande. Ce mouvement préconisait une rupture avec la politique de paix du travail absolue et l’adoption de pratiques démocratiques au sein du syndicat. Il fut brisé, après une véritable campagne de chasse aux sorcières par l’appareil central de la FTMH. Il a fallu attendre le début des années 2000 pour que l’idéologie de la paix du travail commence véritablement de perdre de sa légitimité, non seulement auprès de nombreux travailleurs, mais également à l’intérieur des appareils syndicaux.

Dès le début des années 1990, le patronat s’est montré beaucoup plus inflexible, s’en prenant résolument aux acquis de la période précédente afin de comprimer les coûts salariaux, parvenant dans certains secteurs à imposer une véritable régression. Toutefois, les institutions et réglementations issues des années de consolidation de la paix du travail subsistent et pèsent de tout leur poids chaque fois que les travailleurs décident de passer à l’action directe pour défendre leurs droits. 

 

« Spécificité du monde du travail suisse »

 

Les signataires des accords de paix du travail de 1937 auraient été bien étonnés d’apprendre que la paix du travail serait encore célébrée au XXIe siècle. Ainsi à l’occasion des septante-cinq ans de la paix du travail, le Centre Patronal, la Fédération des Entreprises Romandes Genève, la Fédération vaudoise des entrepreneurs et Unia ont prévu un colloque consacré à l’analyse de cette mythique « spécificité essentielle du monde du travail suisse », le 30 octobre 2012. On peut se demander ce qu’Unia va faire « dans cette galère », sachant que pour le patronat, la culture de ce mythe est en effet essentielle. Il contribue à entretenir le préjugé intimidant, trop souvent répandu, que la grève est illégitime et illicite en Suisse. Les pressions matérielles et idéologiques n’empêchent l’éclatement de conflits collectifs de travail, y compris dans des secteurs où l’on s’y attendrait le moins, comme l’illustre le récent mouvement de grève des travailleurs-euses de Merck Serono. Et c’est bien ce qui inquiète le patronat.

 

Pierre-Yves Oppikofer