Un destin capitaliste pour un médicament révolutionnaire

En septembre dernier, la Cour suprême indienne a ouvert à New Dehli les audiences du procès opposant le groupe pharmaceutique suisse Novartis, comme plaignant, au gouvernement indien dans l’affaire du médicament anticancéreux Glivec. Les audiences finales sont prévues à mi-mars. Pour mieux comprendre les enjeux liés à cet important procès, notre rédaction s’est entretenue avec Thierry Buclin, professeur de pharmacologie clinique à l’Université de Lausanne.

 

 

Qu’est-ce que le Glivec?

 

Il s’agit du nom commercial de l’imatinib. Cet anticancéreux, efficace contre une forme rare de leucémie, figure néanmoins parmi les 10 à 20 médicaments qui, sans doute, auront changé le visage de la médecine à l’échelle de l’histoire. Pour la première fois, la prolifération de cellules malignes a pu être stoppée par une substance très spécifiquement dirigée contre l’anomalie même provoquant sa multiplication incontrôlée. Depuis lors, ce principe d’action pharmacologique a été appliqué à plusieurs autres cancers, dont le pronostic pourrait bientôt se trouver très amélioré. De plus, ces médicaments entrainent beaucoup moins d’effets secondaires toxiques que les chimiothérapies traditionnelles.

 

 

Le Glivec coûte à peu près 50000 fr. par année: pourquoi si cher?

 

La leucémie qu’il traite étant très rare (environ 50 nouveaux cas par année en Suisse), Novartis a réclamé et obtenu pour ce médicament un prix très élevé dans tous les pays, non pas qu’il soit cher à produire, mais parce que les coûts de développement devaient être répartis sur peu de malades.

Le fabricant n’a pas hésité à s’approcher au plus près du « coût maximal acceptable » pour une vie humaine, défini il y a quelques années par la Cour suprême des Etats-Unis, c’est-à-dire le coût qu’une assurance doit être prête à supporter pour maintenir en vie un patient. Par parenthèse, le Tribunal fédéral suisse a émis l’année dernière un jugement estimant ce seuil à 100 000 fr. Mais depuis la commercialisation du Glivec il y a dix ans, les patients survivants se sont accumulés, représentant une « clientèle captive » de plus en plus abondante. De sorte que le chiffre d’affaires annuel du Glivec dans le monde dépasse à présent les 4 milliards de francs.

Dès lors, l’argument initial de Novartis concernant le petit nombre de patients à traiter devient contestable. D’autre part, les nouveaux anticancéreux qui s’inscrivent dans le sillage du Glivec tendent à s’aligner sur les mêmes niveaux de prix, alors qu’ils visent des cancers plus fréquents.

Pourquoi cette plainte de Novartis contre le gouvernement indien?

 

Jusqu’en 1995, l’Inde n’accordait pas de protection aux brevets de médicaments.  Mais à cette date, elle a décidé de rejoindre l’Organisation mondiale du commerce (OMC) à l’horizon 2005. Or, le brevet de l’imatinib remontait à 1993 ; il n’était donc pas concerné par les accords sur la propriété intellectuelle ratifiés par l’Inde deux ans plus tard. Mais en 1998 a été breveté un sel de la molécule, permettant une administration orale commode. C’est ce brevet dont Novartis réclame la protection. Or les Indiens avaient introduit dans la législation qu’ils ont ratifiée une limitation sur la brevetabilité des inventions, exigeant que ces dernières représentent une augmentation d’efficacité significative. Voilà précisément l’objet du litige.

Après de vaines tentatives pour faire changer la législation indienne, et pour contester sa conformité avec les accords de l’OMC, Novartis a déposé une plainte contre le gouvernement pour déni de protection de la propriété intellectuelle.

 

 

Actuellement, trouve-t-on du Glivec en Inde?

 

Une firme indienne commercialise un imatinib générique coûtant dix fois moins cher que le Glivec. Ce prix réduit est une condition de l’accès à ce médicament pour un grand nombre d’Indien·ne·s. Mais ce générique produit en Inde est aussi acheté à l’étranger. D’une manière plus générale, l’Inde est d’ailleurs le premier producteur au monde de médicaments génériques, notamment contre le SIDA. Ne désirant pas baisser ses prix, mais consciente des enjeux liés à son image, Novartis a mis sur pied un programme d’accès pour les plus démunis dans les pays pauvres, tout en maintenant par ailleurs ses prix officiels élevés.

 

 

Au-delà des considérations juridiques, quels sont les enjeux de cette affaire?

 

Le jugement de la Cour suprême indienne aura une portée dépassant le cas du Glivec. Des mobilisations sociales ont eu lieu en Inde autour du procès et une série d’autres anticancéreux se trouvent dans des situations analogues, dont un commercialisé par Roche. Cette affaire cristallise un conflit fondamental lié au système international des brevets non seulement dans un contexte d’inégalités Nord-Sud, mais aussi dans le domaine d’application spécialement sensible de la santé.

On peut en effet s’interroger sur le bien-fondé d’un système de brevets qui applique les mêmes conditions à la commercialisation du dernier gadget électronique à la mode qu’à celle de médicaments vitaux : la différence entre le revenu annuel de 40 millions du patron de Novartis, Daniel Vasella, et celui d’un Steve Jobs par exemple, est que le premier le tire en grande partie d’assurances maladies obligatoires, comme en Suisse. Ce procès est emblématique parce qu’il met en évidence plusieurs contradictions inhérentes au système. Après avoir révolutionné le traitement du cancer, le Glivec parviendra-t-il à bouleverser les conditions d’accès aux soins ?

 

Propos recueillis par notre rédaction.