Les dessous des parlementaires suisses

Commentant la récente démission du parlementaire UDC Peter Spuhler, Christoph Blocher a brossé le portrait type de l’entrepreneur idéal, qui doit être « à la fois chef d’entreprise, conseiller national, officier et père de famille » (« Le Matin », 3.10.2012). Frisant la caricature, cette définition n’est pourtant pas si éloignée de la réalité, à en croire une récente étude académique sur le profil des parlementaires suisses de 1900 à nos jours.


Intitulée «Les parlementaires suisses entre démocratisation et professionnalisation, 1910–2000», cette recherche vise à montrer l’évolution de la composition du Parlement fédéral, en soulignant à la fois des éléments de continuité et des évolutions récentes. Globalement, la Suisse connaît une forte stabilité de son système politico-institutionnel au cours du 20e siècle. Cette tendance générale à l’inertie est le fruit de spécificités bien connues : fédéralisme, importance du principe de milice, stabilité des principaux partis représentés et des institutions ou encore imbrication des sphères politique et économique.

 

Faiblesse du pouvoir législatif

Avant tout, il convient d’insister sur une des spécificités du système politique suisse, la faiblesse du pouvoir législatif. Cette faiblesse n’est pas seulement une conséquence de la « démocratie semi-directe » et de ses instruments (référendums et initiatives). Elle est aussi due à l’existence d’une phase pré-parlementaire précédant les débats, considérée jusqu’à récemment comme le moment le plus important dans le processus de décision. Prennent part à cette phase souvent méconnue du grand public – constituée de commissions extra-parlementaires et de procédures de consultation – le Conseil fédéral, les associations économiques et divers lobbies, ainsi que les cantons, à l’exclusion des parlementaires élu·e·s. Le principe de milice, qui considère la fonction parlementaire comme étant une annexe de l’activité professionnelle et d’autres engagements, renforce encore la faiblesse de l’institution législative. Le fédéralisme contribue également à cet état de fait, l’ancrage local (cantonal et communal) étant l’un des fondements de l’« identité suisse », au détriment des instances fédérales.

 

Economie et politique imbriquées

Diverses études ont déjà souligné par le passé l’enchevêtrement important entre milieux économiques et politiques. De nombreux parlementaires sont en effet chefs d’entreprises, membres de conseils d’administration ou encore d’associations patronales. A l’inverse, les revendications du mouvement ouvrier, relativement faible en comparaison européenne, peinent à pénétrer les hautes sphères du pouvoir.

Quelle est concrètement la composition sociologique de l’Assemblée fédérale ? De manière générale, et en comparaison européenne, le Parlement suisse connaît une forte représentation des indépendant·e·s (professions libérales et industrielles) et une sous-représentation des salarié·e·s. En 2000, par exemple, les avocat·e·s atteignent 20 % du Parlement, soit la plus haute proportion du continent ! A l’inverse, les salarié·e·s du secteur public dépassent rarement les 10 %, alors qu’ils sont au moins 30 % en Europe. Les agriculteurs sont également sur-représentés par rapport au reste de l’Europe. 

Les diplômés universitaires sont quant à eux sur le déclin depuis quelques années, conséquence de l’augmentation des élu·e·s UDC. La plus forte proportion d’entre eux se retrouve chez les élu·e·s socialistes, dont le profil a fortement changé au cours du 20e siècle, la composition ouvrière s’affaiblissant considérablement.

Autre caractéristique majeure, toujours issue du principe suisse de milice, la forte proportion d’officiers sous la Coupole : parmi les élus masculins, ils sont encore 40 % en 2000, autrement dit une écrasante majorité des élus bourgeois. Cette proportion avait diminué avec l’augmentation d’élus socialistes au cours du 20e siècle ; elle tend aujourd’hui à croître de nouveau avec la poussée de l’UDC.

L’arrivée tardive des femmes en 1971 a également apporté des changements, celles-ci étant plus souvent salarié·e·s que les hommes. De manière générale, on constate que toutes ces tendances sont plus marquées encore au Conseil des Etats qu’au Conseil national.

 

Des évolutions récentes

Nous l’avons dit, quelques changements sont tout de même à l’œuvre au Parlement, parmi lesquels en premier lieu la professionnalisation des élu·e·s. Outre l’augmentation des revenus et de la charge de travail, elle se caractérise par une carriérisation croissante des édiles (importance des mandats sub-nationaux précédents, carrières politiques au sein des partis, etc.) Cela se retrouve particulièrement chez les parlementaires socialistes.

Cette professionnalisation du métier de parlementaire se lit également dans la diminution du cumul des mandats politiques et économiques (aujourd’hui, à peine 10 % des parlementaires sont présent·e·s dans les conseils d’administration des 110 plus grandes entreprises suisses, contre 30 % il y a un siècle). Que faut-il en conclure ? On peut faire l’hypothèse que, au milieu d’une Europe en crise, la grande stabilité sociale, économique et politique de la Suisse ne conduit pas à des enjeux brûlants sur lesquels pourraient se déchirer les élu·e·s. Les rapports de force se jouant ailleurs que dans l’arène politique officielle, il se pourrait bien que l’ancien « entrepreneur, officier et chef de famille » finisse par se lasser de son mandat parlementaire, à l’image de Peter Spuhler, figure majeure de l’aile économique de l’UDC, qui a décidé de retourner aux vraies affaires…

 

Giulia Willig

 

A. Pilotti, A. Mach, O. Mazzoleni, « Les parlementaires suisses entre démocratisation et profession-nalisation, 1910 –?2000 », « Swiss Political Science Review », 2010.