Pour une compréhension matérielle des mobilisations en Afrique du Nord et au Moyen Orient

Le film islamophobe produit aux Etats-Unis, qui se moque de l’islam et du prophète Mohammad, a provoqué des manifestations d’une ampleur relativement faible dans différents pays d’Afrique du Nord et du Moyen Orient, en comparaison aux démonstrations populaires auxquelles les processus révolutionnaires nous ont habitués depuis décembre 2010.

Les médias du monde entier ont malgré tout décrit une région à nouveau à feu et à sang et en sont revenus aux vieux clichés islamophobes de populations irrationnelles, pour qui la religion constitue le motif unique de mobilisation, loin de toute analyse des dynamiques et frustrations socio-­économiques qui expliquent ce genre d’événement. Alors que, dans un contexte marqué par des injustices sociales et un interventionnisme impérialiste à haute dose, sa défense ne fait qu’exprimer, pour certains pans de la société, une colère entretenue par l’absence d’alternatives politiques. Oubliées également, les révolutions arabes et les demandes démocratiques, sociales et d’indépendance?; oubliés, les combats quotidiens que ces pays n’ont eu de cesse de développer.

 

Des dynamiques matérielles sous-jacentes

Il est nécessaire pour nous, à gauche, de comprendre ce genre d’évènements et d’analyser de manière matérielle les dynamiques qui les sous-tendent, pour s’attaquer aux réels problèmes de ces sociétés. Lenine dans le texte « L’attitude du Parti des travailleurs à la religion » de mai 1909 écrit que nous, en tant que marxistes, « devons expliquer la source de la foi et de la religion des masses d’une façon matérialiste ». Il poursuivait en affirmant que si l’on ne s’attelait pas à cette tâche, nous n’aurions pas une vision différente des classes bourgeoises, qui accusent les masses d’ignorance pour expliquer le phénomène de la croyance religieuse.

            Le texte intitulé « le prophète et la gauche » d’un camarade libanais Bassem Chiit du groupe Forum Socialiste, sur les manifestations en Afrique du Nord et du Moyen Orient, tente de répondre à ces questions justement :

« Je suis tout à fait contre la violence individuelle comme moyen de protestation, qu’elle vienne de la gauche, ou de groupes de militants religieux. Pour autant, comprendre les dernières manifestations comme étant motivées par la religion comme une sorte de pouvoir culturel sur les masses revient à tomber de manière simpliste dans le mysticisme, le même mysticisme que beaucoup attribuent aux personnes religieuses.

» Tout d’abord, les manifestations qui ont eu lieu dans les rues des pays arabes et musulmans ont été principalement dirigées vers les missions et les ambassades des États-Unis, et non pas dirigées contre d’autres institutions religieuses. Les manifestations, avec intention préalable ou sans, étaient une expression politique de colère et de rage. La défense du prophète et de l’islam était tout simplement la justification idéologique de cette colère, dans un contexte où aucune idéologie alternative n’est présente.

» L’islam comme religion n’existe pas indépendamment des personnes, de la même manière que Dieu n’existe pas en dehors du domaine de l’action intellectuelle de l’homme. Bien au contraire la religion, comme le pouvoir surnaturel de Dieu, sont une expression mystique populaire des contradictions et des réalités matérielles dont les gens vivent. Comme l’écrit Marx : ‹ La religion est la théorie générale de ce monde, son compendium encyclopédique, sa logique sous une forme populaire, son point d’honneur spiritualiste, son enthousiasme, sa sanction morale, son complément solennel, et sa base universelle de consolation et de justification.

» Pour cette raison, expliquer et décrire la vague actuelle de colère comme prenant sa source dans des mœurs néfastes et des actions incultes de ‹ gens religieux ›, ou dans une sorte de tendance naturelle à la violence est tout aussi raciste et isla­mophobe que le film en question. En faisant cela, nous ignorons les éléments factuels de la question, à savoir quels sont les raisons réelles, tangibles et logiques pour ces personnes d’être en colère contre les États-Unis.

 

Conditions de vie et pensée religieuse

» Pourtant, les raisons réelles derrière ce genre de comportements prennent leurs sources dans l’oppression, le racisme, la brutalité des régimes dictatoriaux, l’impérialisme et la pauvreté. Tous ces éléments sont la raison principale pour laquelle la pensée religieuse est encore dominante dans nos sociétés. Parce que la pensée religieuse et l’interprétation qui en découlent ont comme origine les conditions matérielles dans lesquelles le peuple vit et non l’inverse.

» Maintenant, évidemment, ces environnements sont assez favorables pour les groupes religieux radicaux comme base de mobilisation et de recrutement (qu’ils soient islamistes radicaux ou radicaux conservateurs chrétiens). Il serait tout à fait stupide de ne pas s’attendre à ce qu’ils utilisent cet incident pour élargir leur base populaire. Particulièrement lorsque la véritable tragédie se trouve chez les nombreux laïcs et individus de gauche qui propagent des propos similaires, c’est-à-dire en justifiant une telle colère par une certaine inclination ‹ naturelle › pour la violence, laquelle est incorporée dans la religion, plutôt que de traiter et analyser les ‹ vrais › problèmes que cette question a dévoilé.

» Assez curieusement, le nombre de victimes jusqu’à présent reste encore beaucoup plus élevé du côté des manifestants contre la police ou les missions diplomatiques. Pourtant, nous entendons beaucoup de gens dénoncer la brutalité des manifestants, mais personne pour condamner la brutalité de la police, des régimes et de l’impérialisme.

» Pour vaincre l’extrémisme dans nos pays il faut au moins comprendre ce qui le nourrit, et pas simplement recourir à la facilité en disant que ces manifestants sont des gens stupides, violents, et mystiques avec lesquels nous n’avons aucun rapport ou lien ! »

 

Joseph Daher