Front de Gauche

Front de Gauche : Rassemblements et espoirs

L’événement de la présidentielle française aura été sans aucun doute l’engouement autour de la candidature du Front de Gauche (FdG). Au final, le résultat de Jean-Luc Mélenchon (11.11?%) est paradoxal : s’il s’est avéré finalement un peu décevant en particulier au vu du score élevé du Front National (FN), rappelons que ce résultat était inespéré il y a encore quelques mois, et que c’est le meilleur depuis 1981 pour un candidat de la gauche de gauche ! Et même si l’on doit émettre des réserves, la campagne menée aura été dans l’ensemble enthousiasmante et intéressante à plus d’un titre.

 

Son premier mérite est d’avoir (re)mis en mouvement ces centaines de milliers de personnes (anciens mi­li­tant·e·s retrouvant une deuxième jeunesse, anonymes, jeunes novices en politique, etc.). A ce rassemblement se sont joints de très nombreux intel­lectuel·le·s, penseurs et mi­li­tant·e·s écologistes, économistes hétérodoxes, personnalités du monde culturel, ainsi que plusieurs di­ri­geant·e·s et mi­li­tant·e·s du Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA).

 

Un espace politique libéré

Candidature unitaire, sur des objectifs clairs, fédérant l’essentiel des forces de gauche radicale (excepté le NPA et Lutte Ouvrière), partant à la rencontre de la population au travers de rassemblements gigantesques, d’assemblées citoyennes vécues comme autant de moments d’«éducation populaire», voilà les éléments de surface qui ont fait de cette campagne un sérieux et salutaire coup de fouet à la résignation ambiante.

     Le FdG a su occcuper un espace politique libéré à la fois par la dérive sociale-libérale du PS, par la faiblesse des Verts et par le retrait des deux figures « médiatiques » de la gauche radicale (Olivier Besancenot et Arlette Laguiller). Mais rassembler plusieurs traditions politiques au sein d’un même front n’était pas évident. Hormis les talents oratoires de Jean-Luc Mélenchon, la mayonnaise a pris grâce à un programme, L’humain d’abord, élaboré bien en amont et massivement diffusé (360 000 exemplaires vendus), qui utilise des mots choisis afin que chacun puisse les faire siens.

 

Radicalité concrète

Le langage employé dans les discours et interventions médiatiques mérite qu’on s’y attarde, pour au moins deux de ses mérites. D’une part, il a tenté de s’affranchir des slogans purement protestataires ou incantatoires pour ancrer les propositions dans une «radicalité concrète». Celle-ci permet d’articuler des propositions de rupture à une posture ancrée dans le réel, volontariste, qui rend crédible la perspective d’une prise de pouvoir de nos idées. Plutôt que de se contenter d’appeler à dire « non au solutions des capitalistes », les revendications étaient le plus souvent formulées en positif, faisant ainsi davantage appel à l’optimisme de la volonté qu’au pessimisme de la raison qui voudrait qu’on intériorise la défaite avant même d’avoir mené la bataille, fût-elle électorale. L’autre aspect intéressant tient dans l’ampleur philosophique et culturelle (parfois même poétique) du discours employé, qui s’ancre dans les valeurs fondamentales de gauche, et la prépare aux enjeux du 21e siècle.

 

Partage des richesses pour l’intérêt général

Après cinq années de sarkozysme qui ont consacré le triomphe des inégalités, il était naturel de faire du « partage » des richesses l’axe central de campagne. La hausse du SMIC bien sûr, mais aussi la réduction des écarts de salaire (de 1 à 20 maximum) et – enfin ! – le salaire maximum («au dessus de 30000€ par mois, on prend tout!»). C’est d’ailleurs sans doute grâce au FdG que la taxation des riches aura été l’un des enjeux de cette campagne, forçant Hollande et Sarkozy à s’en inspirer pour (mal) improviser des propositions…

     Pour expliquer la nécessité d’un salaire maximum, le candidat du FdG a martelé qu’«il n’y a pas de société démocratique qui ne mette de limites à l’accumulation de richesses». Avec cette phrase, une fiscalité « partageuse » n’apparaît donc plus comme étant de l’ordre de la nécessité (« parce qu’il faut bien renflouer les caisses de l’Etat ») ou pour faire passer la pilule de l’austérité (« en temps de crise, chacun doit participer à l’effort »), mais fait du partage et des limites collectives un axe paradigmatique central : une condition même de la démocratie.

     Dans le même esprit, le leitmotiv «on peut pas être heureux dans un océan de malheur» donne un nouvel éclairage à la lutte des classes. Celle-ci n’apparaît alors plus seulement comme une simple défense des intérêts des tra­vail­leurs·euses (où nous agirions en symétrie parfaite de ceux défendant les intérêts du capital), mais réintroduit pour le grand public l’idée que cette lutte est une question d’intérêt général. On s’adresse alors à la société dans son ensemble. On rompt avec le cliché néolibéral selon lequel une fiscalité confiscatoire sur les hauts revenus trouverait sa racine dans une «haine des riches», ou même dans une volonté philanthropique d’«assister les pauvres». On réaffirme donc l’idée d’égalité comme un principe de société non-­négociable pour quiconque a le souci du bien commun. Des évidences qui méritaient d’être rappelées après 30 ans de brain­washing néolibéral…

 

Vers une gauche antiproductiviste

     Même s’il reste du chemin, cette campagne aura marqué une nouvelle étape d’imprégnation de l’écologie politique et des idées antiproductivistes à gauche. S’il faut saluer que Philippe Poutou aura été le seul à défendre sans ambiguïté la sortie du nucléaire (les Verts étant empêtrés dans leurs accords avec le PS), il aura parfois semblé du côté du NPA que cette revendication indispensable était simplement « surajoutée » aux propositions sociales… sans qu’on discerne un projet écosocialiste qui fasse vraiment système.

     Sans être idéal, le discours de Mélenchon a semblé articuler plus concrètement les questions écologiques et sociales. D’abord, l’écologie politique était systématiquement revendiquée comme étant «le nouveau paradigme organisateur de la gauche». Chaque fois qu’il s’agissait de création d’emplois, c’est la «planification écologique» qui faisait le cadre de pensée. Et bien que ses contours soient encore approximatifs (simple keynésianisme vert ou vraie révolution éco­socialiste ?), ce concept a au moins le mérite d’affirmer, dans ses termes, l’incompatibilité entre écologie et libre-marché.

     «?La question écologique […] refonde l’intuition socialiste au sens où elle lui donne une espèce de cohérence inattendue. Nous pensions être vaincus, puisque notre point de vue avait été ramené à un point de vue subjectif. Et nous voici ramenés dans la réalité objective et la loi de la nécessité, grâce à l’écologie politique.?» (Jean-Luc Mélenchon, Mediapart). Il n’est pas du tout anodin qu’il s’interdise d’ailleurs d’employer le mot «croissance», ou que sa porte-parole Clémentine Autain évite soigneusement le mot-piège de «pouvoir d’achat», qui emprisonne dans un imaginaire consumériste.

     Il est en revanche évidemment regrettable que la question nucléaire ait été réduite au seul référendum. Mais ce compromis aura au moins eu l’avantage de neutraliser la revendication pro-nucléaire du PCF. Qui aurait imaginé il y a dix ans que leur candidat en 2012 serait «à titre personnel» pour une sortie du nucléaire ? Là où les antinucléaires historiques n’ont jamais pu faire bouger le PCF sur la question, le FdG a au moins ouvert une brêche…

 

«Nous allons, front contre front…»

C’est entre autres avec ces mots que le FdG a mis en selle l’une des dimensions essentielles de sa campagne : la lutte contre le FN. Or, si les méthodes employées pour mener la bataille peuvent faire débat, les résultats semblent néanmoins donner raison au FdG: il fallait frapper fort sur le «chien de garde». Alors que Sarkozy n’a cessé de chasser sur les terres xénophobes et que Hollande a soigneusement évité toute confrontation, Mélenchon a consacré un temps considérable de ses meetings à faire avec Marine Le Pen ce qu’il a appelé «l’effet Dracula». Aussitôt qu’on met de la lumière sur ses bêtises et incohérences, tout part en morceau. Et chaque fois que l’occasion s’est présentée, le FdG est allé l’affronter. On retiendra notamment le « non-débat » sur France 2, où Le Pen a refusé de débattre face à Mélenchon durant 20 minutes, lui permettant de révéler au grand jour ses positions ultra-réactionnaires sur l’avortement.

     L’inquiétant score du FN aurait-il été pire encore si le FdG n’en avait pas fait son ennemi numéro un ? C’est une hypothèse plausible : rappelons qu’elle dépassait 20 % dans les sondages avant l’offensive du FdG. Là encore, la stratégie ne consistait pas seulement à dénoncer le « racisme » du FN, mais à rappeler l’axe idéologique central de l’extrême-droite : la prétendue « in­éga­lité naturelle » entre les êtres humains, démontant ainsi l’imposture prétendument « sociale » de Marine Le Pen. Si la cible était la bonne, l’objectif n’a pas été atteint, loin s’en faut. Mais une chose est sûre, c’est le Front de Gauche qui a pris sur lui l’essentiel du combat contre l’extrême-droite dans cette campagne. Les autres en ont fait une cause secondaire…

 

Militarisme «de gauche»?

Tout ceci ne doit pas empêcher de souligner des aspects problématiques. Difficile de ne pas grincer lorsque Mélenchon se réjouissait en février des ventes d’avions Rafale à l’Inde sous prétexte que «la France n’agresse personne», vantant Serge Dassault (marchand desdits Rafale) «ce grand industriel», ou encore lorsqu’il s’oppose à un désarmement nucléaire unilatéral. Il y a là des divergences profondes qui ne doivent pas être sous-estimées.

De même lorsque le candidat se présente comme un «ardent patriote», ou évoque le fait que la France est le «deuxième territoire maritime du monde», sans un mot sur les colonies… Là (entre autres), se cache une conception de l’Etat-nation qui doit faire débat. Ceci dit, il faut au moins en partie nuancer ces divergences-là par les appels répétés à la «coopération» entre pays et à la fraternité du «grand peuple mélangé» en France. Le discours de Marseille, relevant que «le métissage est une chance», saluant «nos frères et sœurs, les peuples du Maghreb», et rejetant « l’idée morbide et paranoïaque du choc des civilisations », sous les youyous de la foule, était ainsi exemplaire. Le très bon score de Jean-Luc Mélenchon dans certaines cités populaires (20,4 % à la Courneuve) montre que ce discours a porté.

 

Ni division, ni dilution

Etrangement, les éléments mis en avant par le NPA pour expliquer les divergences avec la candidature Mélenchon apparaissaient comme moins décisifs : «l’indépendance totale du PS» ou le combat «contre les politiciens professionnels». L’avenir dira s’ils ont eu raison de s’en méfier. Mais on ne peut s’empêcher de penser que la campagne et la mobilisation aurait été encore plus belle et enthousiasmante si les anticapitalistes avaient contribué à cet élan unitaire en y constituant un bloc de soutien critique, qui aurait permis d’allier radicalité et unité, arrachant au passage telle ou telle inflexion. Car se tenir à distance d’un tel rassemblement, c’est aussi se donner la garantie de ne pas y peser.

     Notre camp politique marche sur une ligne de crête entre division et dilution. Dilué dans des alliances qui lui feraient perdre sa substance, il court le risque de perdre sa cohérence et de faire des déçus. Divisé, il se condamne à l’impuissance et à la marginalité : il est alors certain de ne pas décevoir d’espoir… car il n’en aura créé aucun.

     En attendant la suite de la recomposition de la gauche radicale, la priorité est de mobiliser pour le 1er mai… puis, on l’espère, de tourner enfin la page de l’ère Sarkozy «et toute sa bande»!

 

Thibault Schneeberger et Pierre Conscience