Entre la peste et le choléra

L’initiative de l’UDC « contre l’immigration de masse » révèle certaines tensions internes au patronat suisse.

Une série de scandales politiques et financiers secouent depuis quelques mois les milieux dirigeants. En décembre, le principal candidat de l’Union Démocratique du Centre (UDC) pour le Conseil fédéral, Bruno Zuppiger, est forcé de se retirer de la course suite au dévoilement par la Weltwoche d’une affaire de détournement d’héritage.

 

     Quelques semaines plus tard, Philippe Hildebrand, Président de la Direction générale de la Banque Nationale Suisse est poussé à la démission pour des opérations sur devises controversées, scandale qui se poursuit ces jours avec la mise en cause d’un autre membre de la direction générale de la banque, Jean-Pierre Danthine. Tout récemment, la Neue Zürcher Zeitung (10.03.2012), sur la base de documents internes, révèle que l’UDC jongle avec les millions en argent liquide et dévoile des pratiques quasi mafieuses, jetant une lumière crue sur les arrangements financiers du parti d’extrême droite.

     Ces scandales, tantôt relativement anecdotiques, tantôt d’ampleur plus large, offrent l’occasion de nous interroger sur le sens de ce qui apparaît comme des règlements de compte entre fractions plus ou moins opposées de la classe dirigeante. Derrière la multitude des affaires, se joue le leadership politique sur la droite et le patronat dans les grands combats à venir. Parmi ces combats, la question de la relation avec l’Europe constitue un morceau de choix, particulièrement dans le contexte de la votation prochaine sur l’initiative de l’UDC « contre l’immigration de masse ». Dans la mesure où le texte implique la renégociation de l’accord de libre circulation avec l’Union Européenne et met ainsi en danger l’ensemble des accords bilatéraux, son acceptation pourrait forcer les milieux dirigeants suisses à revoir une orientation stratégique suivie depuis près de 20 ans vis-à-vis de leur premier partenaire économique.

 

Quelles sont les forces en présence ?

À ma gauche (si je puis dire), les associations patronales (Economiesuisse, Union patronale Suisse et Union Suisse des arts et métiers en tête), qui « rejette[nt] d’une seule voix l’initiative de l’UDC». Selon leur communiqué de presse commun, « l’initiative populaire – contre l’immigration de masse – […] ne résoudrait aucun problème, mais remettrait en question les accords bilatéraux conclus avec l’UE alors qu’ils ont fait leurs preuves. […] C’est pourquoi l’économie rejette l’initiative d’une seule voix. Elle nuirait à la place économique suisse et menacerait la prospérité et des emplois » (14.02.2012). De même, alors que Christophe Blocher tentait de ravir au Parti Radical un siège zurichois au Conseil des Etats en octobre passé, c’était clairement le candidat radical Félix Gutzwiller, grand champion des conseils d’administration, qui obtenait le soutien des institutions patronales locales telles que la Chambre de commerce de Zurich.

     À ma droite, l’UDC et son maître à penser Christophe Blocher. Pour lui, comme il l’exprime dans une interview accordée à la NZZ, « nous devons rétablir la priorité des Suisses sur le marché du travail, comme c’était le cas jusqu’en 2003 ». Le milliardaire zurichois concède que la libre circulation est porteuse d’un avantage à court terme pour le patronat. Mais elle n’en représente selon lui pas moins un danger à long terme car elle met en question les équilibres qui permettent au patronat suisse de jouir d’un marché du travail extrêmement libéral. Pour le populiste zurichois, « il est égal aux managers et aux employeurs qui ont la vue courte de savoir combien de gens se trouvent au chômage ou quelles tensions sociales nous devons ensuite affronter. Pour eux, le plus important est de savoir s’il est un petit peu plus facile d’engager et de renvoyer de nouvelles personnes. Ce qu’ils oublient, c’est qu’une des grande force de la Suisse réside dans son marché du travail libéral, et qu’il est mis en danger par les régulations [induites par la libre circulation] » (NZZ 19.08.11).

 

Défense du patronat avant tout

À trop pousser le bouchon vers une arrivée de travailleurs·euses menée de manière « chaotique », le retours de flamme s’annoncerait ainsi périlleux pour le patronat suisse. Ainsi, l’opposition blochérienne aux accords de libre circulation se fonde tout autant que celle des associations patronales sur la défense du patronat. Elle se range cependant derrière une autre option, consistant à relativiser les avantages immédiats de la libre circulation (facilité de recrutement, dumping salarial) en les contrebalançant par le danger que font peser les inévitables régulations législatives qu’entraîneront à moyen terme la forte augmentation de l’immigration de travailleurs·euses européens, comme des salaires minimaux justifiés par le dumping salarial généralisé. Blocher prône au contraire la limitation dans l’immédiat de l’avantage que constitue la libre circulation pour préserver à long terme les conditions cadres libérales du marché du travail suisse (autonomie tarifaire des branches économiques, régulations légales très limitées).

     Il n’est pas étonnant de constater que les deux fractions opposées ici, soit les associations patronales d’une part et l’UDC blochérienne d’autre part constituent, selon une étude récente, les deux seules véritables forces politiques dotées des moyens financiers nécessaires à mener des campagnes de premier plan. Comme le constate la NZZ, « Les véritables opposants [de droite] de Blocher et compagnie ne sont pas les autres partis, mais les associations patronales. Ce sont elles qui font en sorte que le PDC et le PRD soient dotés des sommes nécessaires lors des votations » (22.02.2012).

     Alors, l’argent des patrons ou celui d’un milliardaire hérétique ? La gauche doit refuser de choisir entre la peste et le choléra.