Le travail au noir: pourquoi on y entre, comment on en sort?

Publié à l’Harmattan en 2011 sous la plume de Jérôme Heim, Patrick Ischer et François Hainard, cet ouvrage est le résultat d’une enquête empirique conduite en Suisse romande pour mieux comprendre pourquoi des travailleuses et des travailleurs sont amenés à ne pas déclarer leur travail (alors qu’ils·elles ne sont pas des clandestin·e·s). 

 Cette recherche montre comment certaines personnes en mal d’insertion professionnelle parviennent, grâce à l’économie informelle, à éviter de se marginaliser ; elle éclaire sous  un jour nouveau la loi sur le travail au noir entrée en vigueur en 2005 et propose, en conclusion, quelques pistes complémentaires pour limiter le travail au noir.

 

Entretien avec Jérôme Heim et Patrick Ischer, doctorants à l’Institut de sociologie de l’Université de Neuchâtel

 

Votre étude se base sur une série d’interviews avec des personnes qui travaillent au noir. Comment avez-vous trouvé vos enquêtés ?

Jérôme Heim : Nous nous sommes fermement interdit d’interroger des clandestin·e·s qui n’ont pas d’autre choix, pour travailler, que de se faire engager au noir. On se trouve ici sur un terrain délicat, et notre but n’était ni de « traquer », ni de juger des gens qui travaillent au noir, mais de voir pourquoi ils en arrivent là. Les raisons des clandestin·e·s sont claires, mais pourquoi des personnes qui pourraient déclarer leur travail non seulement sans risque, mais en y gagnant quelque chose, en arrivent-elles à préférer travailler au noir ?

     Nous avons centré notre analyse non sur les employeurs·euses qui engagent du personnel sans le déclarer, mais bien sur les personnes qui travaillent au noir. Il est très vite apparu une récurrence qui interpelle : toutes les personnes avec lesquelles nous nous sommes entretenues sont d’une manière ou d’une autre des working poor, et toutes ont connu au moins une fois dans leur vie des situations de ruptures douloureuses (ruptures scolaires, familiales, divorce, deuil, etc.). Beaucoup vivent le travail au noir comme une façon de réparer une injustice subie, une façon de reprendre leur vie en main,  une manière de s’en sortir.

 

PI:  Cette volonté de ne devoir rien à personne, comme aussi l’envie de s’affranchir de toute aide étatique, on l’a beaucoup vue. La débrouillardise pour éviter l’aide sociale ou les humiliations vécues au chômage, c’est un des points qu’on retrouve chez nombre de nos enquêté·e·s. On a vu plus d’une fois que la raison de prendre un travail au noir n’est pas d’abord économique, mais relève du souci de « rester dans le coup », de retrouver ou reconstruire une identité professionnelle.

     C’est assez paradoxal de devoir constater que  l’Etat dénonce des personnes qui font tout pour rester « employables » ; en effet d’un côté le néolibéralisme démonte l’Etat social, limite les aides et valorise la responsabilité individuelle, mais d’un autre côté la loi réprime celles et ceux qui font tout pour ne pas être définitivement éjectés du marché de l’emploi.

 

Votre question de départ est de savoir dans quelle mesure le travail au noir permet d’éviter la précarité et la désaffiliation sociale. Quelles sont vos observations à ce sujet ?

JH: La majorité de nos enquêté.e.s ont, à côté du travail non déclaré, un statut de travailleurs ou de travailleuses employés de façon officielle. Ne pas pouvoir vivre de son travail officiel est ressenti comme une injustice, une marque de non reconnaissance. Cette dimension de pauvreté laborieuse, on l’a trouvée partout. Travailler au noir, paraît dans bien des cas comme une réponse aux difficultés qu’a l’Etat de réguler l’organisation capitaliste du travail et de trouver des solutions pour endiguer la pauvreté laborieuse.

 

PI: Les personnes interrogées sont en général conscientes qu’elles jouent  avec les règles, mais selon elles, ce n’est pas grave du tout, même au contraire. « Y a pas de mal à ce que je fais, je travaille, je me rends utile, je me débrouille et ne demande rien à personne. Mon travail (au noir) me permet d’avoir une vie normale, sans dépendre de l’aide sociale ».

     On a aussi vu des personnes bénéficiaires de l’AI, du chômage ou de l’aide sociale, pour qui le travail au noir est une façon de se réaffilier socialement. Ce sont souvent des personnes qui ont des stratégies ou qui, tout simplement pour elles-mêmes, ont besoin de se sentir utiles et qui veulent garder ou retrouver un rythme propre au monde du travail. Elles savent les risques qu’elles encourent, mais les minimisent parce que le plus important pour elles est ailleurs. Le travail au noir incarne d’ailleurs paradoxalement des valeurs et un mode de faire que l’organisation capitaliste valorise de plus en plus : soyez efficaces, sachez vous placer, développez vos compétences et acceptez de fonctionner par projets et mandats. La pratique du travail au noir répond bien d’une certaine façon à cette logique entrepreneuriale…

 

Quels problèmes pose selon vous dans ce domaine du travail non déclaré une loi essentiellement focalisée sur la répression ?

PI: Le premier problème de cette loi, c’est qu’elle ne définit pas le travail au noir ! Dans le contexte actuel de fragilisation de la condition salariale, l’économie informelle occupe une place qu’il serait utile et nécessaire d’analyser en détail. Le travail au noir est un phénomène complexe, qui ne recouvre pas dans tous le pays les mêmes formes d’activités. La loi suisse fait comme si cette notion de travail au noir était une évidence. Réprimer le travail au noir sans définir précisément de quoi il est question…

 

JH: …c’est pour le moins problématique ! Qui est visé ? Les babysitters du samedi soir ? les tâcherons ou faux indépendants ? l’aide de ménage occasionnelle ? Une chose est sûre : dans la loi votée en 2005 et entrée en vigueur 3 ans plus tard, sur cinq mesures, quatre sont répressives. On prend un bâton pour taper sur des gens qui bossent,  qui essayent de s’en sortir. Pourquoi dénoncer et stigmatiser des personnes en difficulté qui font tout pour tenter de s’en sortir ? Il apparaît assez clairement qu’une loi répressive ne peut pas endiguer le travail au noir.

 

PI: Réprimer n’est pas comprendre. C’est une autre limite de cette loi : elle n’aide ni à endiguer le phénomène ni à l’expliquer et le comprendre. Dans notre recherche, nous nous sommes intéressés aux causes du travail au noir : pourquoi ne pas déclarer un travail que l’on fait bien et qui nous donnerait un statut clair ?

     Nous avons montré dans notre étude comment certaines activités économiques non déclarées permettent à des personnes, qui se trouvent dans la précarité, de s’en sortir seules. Les motivations sont très diverses, cela va de la volonté de rembourser ses dettes sans devoir rien à personne – question donc de dignité – à celle de se payer des vacances comme tout le monde, alors que le bas salaire du travail déclaré ne le permettrait pas.

 

Vous proposez à raison une lecture critique de la loi sur le travail au noir, entrevoyez-vous d’autres pistes pour le limiter ?

PI: Aujourd’hui, il ne suffit plus de trouver un emploi pour vivre dignement. Eriger le travail au noir comme une solution contre la précarité ce serait évidemment très dangereux, et ce n’est bien sûr pas ce que nous préconisons. A la fin de notre étude nous ouvrons plusieurs pistes qui pourraient aider de nombreuses personnes à s’en sortir autrement qu’en recourant au travail au noir : on pourrait voir comment limiter les « effets de seuil » en multipliant les paliers de revenus pour l’obtention des subsides de l’assurance-maladie ; on pourrait aussi faire en sorte que des gains intermédiaires n’amputent pas immédiatement l’aide sociale, mais permettent d’améliorer son revenu.

 

JH: Une autre piste serait que les poursuites pour dettes -qui ne sont pas possibles lorsqu’on est à l’aide sociale- n’aient pas lieu aussitôt qu’on retrouve un travail. Il apparaît aussi que tout le monde y gagnerait à rendre les offices de placements plus conviviaux ; les conseillers-ères devraient être plus conscients qu’un demandeur·euse d’emploi, s’il se sent humilié ou dévalorisé, se tournera plus facilement vers un travail non déclaré. Le chèque-emploi comme on le connaît à Neuchâtel peut être une solution pour les emplois irréguliers, non couverts par des conventions collectives.

     Cette aide à l’administratif est un élément important pour le respect des règles, et constitue une réponse à l’évolution du travail en apportant des formes de protection à des activités qui en étaient dépourvues. Mais l’ambiguïté des chèques-emplois, c’est qu’ils tendent à instituer des formes d’emplois précaires auparavant occupés de façon non déclarée. Or on le voit notamment suite à notre étude : un des problèmes fondamentaux est qu’aujourd’hui de nombreuses personnes sont amenées à travailler -même à 100 %-  tout en restant dans la précarité ; c’est cela qui n’est pas normal et qui est à dénoncer. C’est cela qu’il faudrait d’abord changer. En ce sens, la lutte contre le travail au noir ne peut se limiter à une loi répressive mais doit passer par une amélioration des droits sociaux garantissant une vie convenable à tout un chacun.

 

Propos recueillis par Marianne Ebel