"La Taupe" de Tomas Alfredson

Après le magnifique « Morse », Tomas Alfredson signe un nouveau coup de maître avec un film d’espionnage en pleine guerre froide, aussi respectueux du genre qu’incroyablement inventif dans la réalisation.

Dans un récent numéro de solidaritéS, l’esthétisation forcenée du film Shame de Steve McQueen était critiquée car elle ne servait qu’à palier à l’absence de scénario, de tension et de montage. La Taupe, ou Tinker Tailor Soldier Spy en version originale, vient faire exploser ce déséquilibre entre scénario et esthétique pour livrer un film à la foi splendide et à l’histoire passionnante. La Taupe s’inscrit totalement dans le film de genre et s’éloigne en tout point du film d’espionnage à la sauce américaine spectaculaire. Pas de coup d’éclat mais du raisonnement, des intrigues compliquées, de l’épluchage de dossier. Le scénario est tiré du livre de John Le Carré, publié en 1973. Ce dernier s’inspirait de l’affaire dite des « Cinq de Cambridge ». Pour rappel, il s’agit de cinq espions des services secrets britanniques (MI5) étant en fait au service de l’Union soviétique. Cette affaire de contre-espionnage marqua les esprits pour plusieurs raisons : d’abord les intéressés occupaient des postes importants, ainsi Kim Philby était responsable des activités anti-communistes. Ensuite, leur trahison était faite par conviction, les cinq n’ayant reçu aucune rémunération de la part de l’Union soviétique. Enfin, ils étaient tous des hommes brillants et cultivés, à l’instar d’Anthony Blunt, historien de l’art réputé et inspecteur des tableaux de la collection royale.

     Dans le film, il n’y a plus qu’une seule taupe qu’un ancien agent du MI6 est chargé de démasquer parmi les quatre hommes les plus haut placés des services. Le tout se fait dans le contexte politique précis de la guerre froide faite de violence le plus souvent contenue. Le talent du réalisateur est ici d’évacuer tout contenu idéologique militant. Mondes communiste et capitaliste ne valent pas mieux l’un que l’autre, il n’y a plus que des professionnels qui classent, qui fouinent, qui cherchent tous les moyens pour battre l’adversaire, non en raison de valeurs mais dans une routine qui a perdu toute signification.

     Si finalement il fallait choisir son camp, non pas en suivant la loyauté mais en tentant de trouver des avantages, c’est alors le communisme qui gagne, non pour ses valeurs mais pour son fanatisme. C’est sa faiblesse mais aussi sa grandeur : le fait que les gens qui lui sont dévoués croient encore en ce qu’ils font. Ce récit désenchanté de l’espionnage est de plus renforcé par le fait que l’intrigue se situe en Angleterre, pays où les choses sérieuses ne se passent pas. La cour des grands, ce sont les Etats-Unis et l’Union soviétique. L’Angleterre n’est que l’alliée qui se donne de la peine, mais ne récolte que des critiques de son allié et n’est attaquée que pour mieux atteindre ce dernier.

 

Sinistre guerre froide

Se dresse alors un décor sinistre, les individus se débattant pour une cause qui n’a plus de valeur, dans un jeu dont le résultat n’a que peu d’incidence. On se retrouve finalement face au visage bureaucratique de l’espionnage, fait de vieux dossiers qui passent lentement de bureau en bureau, de vie sentimentale blafarde et de fêtes sordides. On pourrait penser qu’une telle trame ne pourrait ne procurer que de l’ennui mais ce n’est pas le cas. Tomas Alfredson parvient à faire transparaitre la tension grâce à une intrigue haletante et à une réalisation magistrale faite de flashbacks impromptus et de plans tous aussi parfaits.

     Et au milieu de cette trame de fond, constituée par des enquêtes qui ne conduisent que d’un bureau à un autre, existent trois scènes stupéfiantes de réussite. Les deux premières rentrent dans le registre plus aventurier du film d’espionnage. On suit un premier agent lors d’une mission à Budapest puis un second à Istanbul. Portés par une photographie magnifique, ces deux escapades mélangent beautés des villes et maestria de la mise en scène, jouant tout en finesse sur la notion de regard. Lorsque le drame s’intensifie, c’est tout le monde qui se scrute et s’observe. Enfin, La Taupe se termine par une révélation vertigineuse : au fond de ces intrigues, derrière le sordide des bureaux et des tweeds, se cache toute la splendeur de la vie, exprimée à travers l’amour que se portent les individus, l’amitié d’inséparables jusqu’à la mort, la valeur que l’on met dans ceux qui nous côtoient dans cette vie, à la fois sordide et splendide.

 

Homosexualité invisible

Un des derniers éléments concernant les « Cinq de Cambridge » qui n’a pas encore été évoqué dans cet article est le fait que plusieurs d’entre eux étaient homosexuels. Or il se trouve que le traître est justement homosexuel, ce qui laisserait certains y voir une homophobie latente. Néanmoins, nous pensons que c’est un faux procès qui peut être récusé. En effet, Tomas Alfredson parvient à filmer l’homosexualité comme un motif consensuel, ce thème n’est pas mis sous les feux des projecteurs, ne fait pas partie des éléments idéologiques déterminants du film. Ainsi on trouve des homosexuels dans les deux camps et cette homosexualité se montre sous l’évidence de quelque chose qui va de soi, à l’inverse de ce qui passe dans de nombreux films où elle subit l’essentialisation et est caractérisée comme exceptionnelle. Ici, un espion doit rompre avec la personne qui l’aime pour la protéger avant une mission à risque. Il se trouve que cette personne est un homme. Rien d’exceptionnel à ça, pas de quoi ralentir la caméra. De plus, l’homosexualité du traître n’est pas traitée sous l’angle de la passion mais sur celui de la tendresse, de l’attachement et de la loyauté. 

 

Pierre Raboud