Quelle industrie pharmaceutique?

Quelle industrie pharmaceutique?


Axées sur la valorisation de leurs capitaux plutôt que sur l’amélioration de l’état de santé des populations du Sud, les multinationales pharmaceutiques visent aujourd’hui, en synergie avec l’agro-chimie, l’appropriation capitaliste du patrimoine génétique terrestre du vivant lui-même.



Le nouvel élan de luttes contre la mondialisation néolibérale et contre la «marchandisation du monde» a pu mettre un premier grain de sable dans le rouage des stratégies des sociétés transnationales de l’industrie pharmaceutique responsables de l’«apartheid sanitaire». L’exemple récent de la victoire de l’Afrique du Sud, avec l’appui d’un réseau mondial d’ONG et une mobilisation sans précédent contre le scandale sanitaire du procès des multinationales contre la production locale de médicaments génériques meilleurs marché, a redonné espoir aux 22 millions de séropositifs africains et aux pays du Sud, indiquant ainsi de nouvelles pistes de résistance.



Face aux menaces liées à la main mise sur le vivant avec les nouvelles formes de propriété intellectuelle sur les gènes, nous devons opposer une réponse à la hauteur du danger: le bien public mondial que constitue le patrimoine génétique, la recherche et la production de médicaments qui lui sont liées, doivent être du domaine public. Les médicaments constituent des besoins de base prioritaires trop précieux pour être laissés aux mains des multinationales pharmaceutiques.

Aujourd’hui, les multinationales dominent la planète

Le processus de globalisation économique est largement déterminé et dominé par les sociétés transnationales (STN), à savoir les firmes qui possèdent au moins 10% de capital d’une filiale étrangère. La Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (CNUCED) a recensé en l’an 2000 plus de 63000 STN contrôlant 690000 filiales. En 1960, il y en avait 7000 et en 1995, 44500 STN avaient le contrôle de 277000 filiales. Avec l’accélération des fusions et acquisitions, et son lot de licenciements massifs, un nombre toujours plus restreint de STN contrôle une part croissante de l’économie mondiale avec des actifs financiers très concentrés et une croissance globale des actifs qui a quintuplé depuis les années 80.



Les STN pharma (industrie pharmaceutique) ont largement participé à cette évolution avec les principales fusions suivantes: Ciba et Sandoz créent Novartis (CH, 1996), Zeneca (GB) et Astra (SU) créent Astra Zeneca, Rhône-Poulenc (F) et Hoechst (A) créent Aventis en 1998, Glaxo (GB) et Smithkline Beecham (GB) créent l’actuel géant mondial Glaxo Smithkline en 20001. Roche est également en liste pour une prochaine fusion-acquisition.



Alors que le chiffre d’affaire pharmaceutique mondial atteint 317 milliards de dollars en 2000, («Information Medical Statistics»), les 15 premières firmes contrôlent 58,3% de la production mondiale de médicaments!2 De ces quinze, neuf sont américaines et représentent 32% du marché mondial. Les deux géants britaniques se partagent 11,4%. Les firmes suisses Novartis (3,9%), Roche (2,9%) et Serono (0,2%) totalisent à elles seules 7% de ce marché mondial. Dans ce marché, 80% des ventes se concentrent dans les pays du Nord (U.S.A, Canada, Europe occidentale, Japon). Le marché africain, par contre, ne représente qu’un pour cent!



Cette extraordinaire concentration de la production est la conséquence évidente de la concentration des capitaux entre les mains des principaux actionnaires (noyaux durs) du capitalisme d’aujourd’hui. En Suisse, cela veut dire très concrètement que les familles Oeri, Hoffmann et Sacher, principales actionnaires de Roche, déclarent une fortune de 17 milliards de dollars en 1998; Pierre Landolt, principal action-naire de Novartis pour le clan Sandoz, annonce en 1998 6,4 milliards de dollars de fortune et Ernesto Bertarelli bat tous les records comme PDG de Serono avec 9 milliards de dollars déclarés en 2000!



Ainsi, sur toute la planète, parmi seulement quelques individus, familles ou petits groupes se cachent les «mains invisibles» du marché.

Une position de monopole pour maintenir des prix élevés

Selon Markus Altwegg, membre du directoire de Roche, «au cours des dix dernières années, la croissance moyenne du marché a été en Europe d’environ 5% par an, elle a dépassé les 10% annuels aux Etats-Unis et a même atteint 15% ces deux dernières années. Conséquence: tandis qu’en 1990 l’Europe représentait encore 32% du marché pharmaceutique mondial, sa part n’était plus que de 22% en 2000. Durant ces dix dernières années, la part du marché mondial revenant aux Etats-Unis a progressé de 31 à 43%»3. En Suisse pourtant, le chiffre d’affaire du marché pharmaceutique n’a cessé de croître, de 1583 mio. en 1991 à 2818 mio en 20014, et les exportations pharmaceutiques en 2000 ont dépassé les 22 milliards de francs.



Ces données brutes illustrent l’état de la concurrence dans ce marché où les STN font la loi. Par exemple, en Allemagne, elles négocient le prix des médicaments en mettant sous pression les politiques sanitaires. Au Japon, la Fédération européenne des associations des industries pharmaceutiques demandait en novembre 2001 au gouvernement japonais de réviser à la hausse son système de prix des médicaments. Selon Novartis, «les contrôles des prix imposés par le gouvernement n’encouragent pas les sociétés pharmaceutiques à investir dans la recherche et le développement au Japon» et Tom McKillop, président exécutif de Astra Zenica et vice-président de la dite fédération renchérit : «Si le Japon veut participer à la révolution des biotechnologies, il doit s’assurer que son système de prix n’érode pas la valeur de nos produits les plus performants»5. Cette âpre défense de leurs intérêts permet aux STN d’influencer de nombreuses décisions gouvernementales, avec le chantage aux investissements. Ainsi, par exemple, les déréglementations imposées en Amérique latine dès 1988, avec l’appui du FMI et de la Banque mondiale, ont entraîné, d’après l’OMS, des hausses de prix de médicaments en quatre ans de 44% au Mexique, 24% au Brésil, 16,6% en Argentine.

Orienter la recherche et la production vers la demande solvable

Il faut se rappeler ici que quatre cinquième des dépenses mondiales de santé servent à un cinquième de la population.



En privilégiant la recherche et le développement de médicaments pour des consommateurs solvables, les pharma négligent ou ignorent les besoins des pays du Sud. D’après les sources de Médecins sans Frontières, sur 1223 molécules commercialisées entre 1975 et 1997, seules 13 sont spécifiquement tournées vers les maladies tropicales et, parmi celles-là, cinq sont le produit de la recherche vétérinaire.6 Ainsi, le médicament permettant de lutter efficacement contre la maladie du sommeil qui tue 150000 personnes chaque année, le DFMO, a été abandonné par la firme Marion Roussel. Cette firme a hérité de cette molécule avec le rachat de Merell Dow. Après avoir proposé les droits de la molécule à l’OMS qui n’a pas trouvé preneur pour la fabrication (!), et la fusion avec Hoechst, HMR en 1997, la création d’Aventis a entériné cette décision de renoncement7. Même scénario pour le chloramphénicol huileux, très précieux contre les méningites bactériennes du Sud: Roussel Uclaf l’abandonne. Idem pour un médicament contre la leishmaniose, maladie parasitaire fréquente en Afrique dont l’issue peut être fatale8. La pandémie de malaria touche entre 300 et 500 millions de personnes du tiers-monde, et tue 1,5 à 2 millions d’individus par année, surtout des enfants. Un scientifique latino-américain, Manuel Pattaroyo, a proposé un vaccin en 1988. Il a décliné l’offre d’achat de l’industrie pharmaceutique et a proposé à l’OMS de diffuser le vaccin en lui cédant les droits d’exploitation, sans succès. En février 2001, il s’est retrouvé sans possibilité de poursuivre ses travaux après la saisie de son matériel à l’Hôpital de Bogota par une banque espagnole qui exigeait le paiement d’une dette de 150 millions de dollars, dette dans laquelle l’institut de recherche hébergé à l’hôpital n’était pas impliqué!9.



Nombreuses sont les endémies au Sud qui pourraient être combattues par des médicaments à bas prix (comme par exemple le noma qui défigure les enfants mais guérit avec de petites doses d’antibiotiques), ou en orientant la recherche vers ces besoins, et en l’intégrant à la lutte contre la pauvreté, le manque d’hygiène par manque d’eau, et en développant la prévention par des informations adaptées et des mesures éducatives.



Depuis des décennies, l’industrie pharmaceutique s’est donc intéressée à la recherche et au développement des molécules selon les besoins solvables des pays du Nord, comme des vitamines, ou des substances actives contre le stress et la dépression. Les recherches suivent les études de marché. Les cancers, les troubles cardio-vasculaires, les rhumatismes et les troubles psychiques sont les maladies les plus fréquentes au Nord; ce sont elles qui ont été la cible des recherches ces dernières années. L’offre peut aussi stimuler la demande. Ainsi le diagnostic de dépression semble s’étendre en fonction du marché en expansion des antidépresseurs, avec une extension des indications de traitement médicamenteux10. Une enquête française du CREDES affirme en 1999 que la prévalence déclarée de la dépression a été multipliée par 6 entre 1970 et 1997 pour atteindre 15 % des français-es, et qu’il y aurait adéquation entre la consommation d’antidépresseurs et le diagnostic de dépression. Un tel accroissement a paru suspect à de nombreux praticiens. La consommation des psychotropes (substances agissant directement sur le psychisme) dans les pays du Nord connaît par ailleurs une croissance quasi ininterrompue depuis leur apparition sur le marché. De nouveaux problèmes de santé publique apparaissent au Nord avec les tendances à la surconsommation de ce type de médicaments.



Pour conclure sur ce point, retenons que les ventes de médicaments n’ont cessé de croître en Amérique du Nord et en Europe, par contre elles ont baissé en Afrique et en Asie, à l’exception du Japon.



Gilles GODINAT

  1. Enquête au coeur des multinationales, ATTAC, éd. Mille et une nuits, no 13, mai 2000
  2. Le marché du médicament en Suisse, Pharma Information, 8e éd. Bâle, août 2001
  3. Pharma.ch, Interpharma, Bâle, janvier 2002
  4. IHA-IMS Health, Hergiswil, janvier 2002
  5. SwissInfos, 12.11.2001
  6. ATTAC idem
  7. ATTAC idem
  8. La nécessaire définition d’un bien public mondial. Les firmes pharmaceutiques organisent l’apartheid sanitaire, Martine Bulard, Monde diplomatique, janvier 2000
  9. Malaria, vaccin et dette du tiers-monde, Biotaupe, 4.12.2001
  10. Comment la dépression est devenue une épidémie, Philippe Pignarre, La Découverte, Paris 2001