"Shame" de Steve McQueen

Esthétisant au possible, « Shame » prétend faire le portrait d’un homme moderne obsédé par une sexualité misérable. Au-delà de la surface lisse, le film déverse un propos tout sauf neutre, la sexualité n’étant présente qu’en miroir d’un discours conservateur et homophobe.

Pourtant, « Shame » fait l’unanimité auprès de très nombreux critiques de cinéma. Surtout, ce film possède de très nombreux atouts, à commencer par des acteurs impressionnants, en premier lieu Michael Fassbender, dont le visage parvient seul à exprimer des bourrasques d’envies et de frustrations enfouies. Le reste du casting est tout aussi impeccable, avec Carey Mulligan, tout en naïveté et fleur de peau. D’un point de vue formel, « Shame » confirme ce qui fut une des grandes tendances à Hollywood en 2011, la prépondérance de la dimension esthétique sur le scénario. Ceci n’a rien d’étonnant quand on sait que le réalisateur, Steve Mcqueen, est d’abord connu comme artiste contemporain. 

 

Politique et esthétique

Cette visée esthétique ne pose en soi pas problème ; néanmoins, ce qui en pose, c’est de penser que cette dernière induit un traitement neutre d’un sujet, comme si de belles images n’étaient porteuses d’aucun discours. Avant de se pencher sur le propos du film, on peut déjà dire que l’esthétique est loin d’être irréprochable. Steve Mcqueen commence très fort avec un plan fixe, serré, de l’acteur principal, le regard perdu dans un lit où les draps se découpent comme une sculpture, tel le christ voilé de Giuseppe Sanmartino. L’affiche reprend à raison cette image, car cela restera le moment le plus fort du film au niveau formel. Le reste est une longue et pesante chute vers les pires clichés du cinéma, le film se finissant presque sur l’image horrible du héros qui pleure sous la pluie. S’il est certain que certaines scènes sont réussies, comme celle du regard échangé dans le métro, que la qualité de certains plans-séquences est éblouissante, ces quelques bons coups ne parviennent pas à sauver le tout, qui confine à l’ennui. On est très loin de la tension de « Drive ». Ici, la lumière est censée mettre à nu la froideur de l’environnement, mais elle oublie d’en laisser transparaitre la violence. De plus, la prétention esthétique de la réalisation transparait dans la longueur inutile de nombreuses scènes.

 

Vulgarisation sexuelle

Pour en venir au propos du film, la trame peut être rapidement résumée ainsi : un yuppie de New York, bien rangé, avec son appartement design et son boulot de friqué, se révèle en fait être obsédé par le sexe. Au point qu’il enchaine les coups d’un soir, les prostituées, passant des heures à regarder des sites pornographiques et à se masturber frénétiquement. Ce contraste, entre l’image d’homme d’affaires lisse et la folie de passions inavouables, fait bien sûr tout de suite penser à « American Psycho » de Bret Easton Ellis. Mais cette comparaison ne donne pas une vision avantageuse de « Shame ». Ce film fait finalement songer à un American Psycho sans violence physique et surtout sans exploration véritable de cette folie. Bret Easton Ellis montrait un meurtrier sadique jouissant de son vice. Dans « Shame », ce vice est d’emblée perçu sous un angle moraliste, sous l’angle de la « honte » donc. Jamais le personnage principal ne prendra du plaisir et c’est en retour toute la sexualité qui apparaît comme misérable et triste. 

Certes montrer la misère sexuelle d’un monde qui a réduit l’orgasme sexuel à quelques minutes passées seul devant son ordinateur est une ligne directrice louable. Malheureusement, le film n’est même pas capable de la tenir. Le personnage, obsédé sans jouissance, passe du Don Juan expert en drague à l’inexpérimenté jeunot ne sachant comment gouter le vin au restaurant. Ces changements d’attitude révèlent une autre dimension conservatrice du film. Le personnage se fait impuissant lorsqu’il se retrouve face à des femmes croyant en l’amour véritable (explicitement synonyme de mariage), et baiseur puissant avec ce qui est étiqueté comme vulgaire : les prostituées, les femmes faciles, etc. Cette condamnation d’une forme de sexualité différente de la norme bourgeoise s’expose de la façon la plus claire possible lorsque le personnage principal fait une crise vers la fin du film. Tout est mis en place pour faire comprendre que le personnage est en train de repousser son vice le plus loin possible pour toucher le fond : c’est alors qu’il va se rendre dans une boite homosexuelle pour baiser avec un inconnu. On croit rêver face à tant d’homophobie, les backrooms devenant le lieu du sexe le plus vicieux et le plus vulgaire. 

Ce qui fera évoluer le personnage, c’est l’arrivée de sa sœur. Extrêmement naïve, elle souffre comme lui et fait plusieurs tentatives de suicide dont la dernière amène une possible prise de conscience du personnage principal. A nouveau, la cause qui est donnée à cette souffrance du frère et de la sœur fait appel aux clichés du genre : ils viennent d’un mauvais endroit. Comprendre leurs parents leur a laissé un traumatisme, compensé l’un par l’addiction au sexe, l’autre par des envies de suicide. Ainsi, on tombe dans une vision déterministe où l’obsession n’est pas le fait d’un individu pris par ses passions mais est causé par un événement antérieur dont il est impossible de s’émanciper. « Shame » donne donc une vision de l’addiction au sexe, sous une forme sans jouissance, sans véritable tension, où l’obsédé est enfermé en enfer et ne pourra jamais connaître le « paradis » de l’amour hétéro couronné par le mariage.

 

Pierre Raboud