Les époux Hildebrand

Les époux Hildebrand : Des bourgeois ordinaires

L’affaire Hildebrand est intéressante parce que – une fois n’est pas coutume – elle lève un coin du voile sur les pratiques des grands commis de la bourgeoisie qui tiennent l’Etat suisse et ses institutions centrales.

En temps ordinaire, le grand public est peu renseigné sur les us et coutumes de la bourgeoisie suisse : sans doute plus encore que dans d’autres pays, la discrétion est une de ses vertus cardinales. Comme le fait remarquer le principal journal de cette bourgeoisie : « Les riches en Suisse n’affichent pas volontiers leur luxe. Les villas au bord du lac de Zurich ou de Genève sont dissimulées derrières des haies. Le long de la Via Suvretta à Saint-Moritz, le luxe ne se reflète pas dans des palais fastueux. […] Les riches se laissent plus volontiers soigner dans des cliniques privées, voyagent en jets privés, envoient leurs enfants dans des internats d’élite privés. Ils se cachent pour les vacances dans des complexes de golf sélects ou à Saint-Moritz » (NZZ, 31.10.2010).

C’est précisément dans le monde des complexes de golf et des stations de ski huppées que commence l’affaire Hildebrand, lorsque le couple de multimillionnaires Kashya et Philipp décide de vendre un chalet sis à Gstaad pour en acheter un autre plus proche de Zürich, à Klosters, un village annexe de Davos, qui possède en particulier un somptueux parcours de golf perdu dans l’écrin des montagnes grisonnes. C’est que P. Hildebrand est un golfeur passionné. Au point que, comme l’a révélé la SonntagsZeitung du 8 janvier, la rivalité qui l’oppose à Walter Kielholz, président des Conseils d’administration de Swiss Re et du Crédit Suisse, au sein de l’ultra-sélect Golf & Country Club de Zumikon, village qui surplombe la fameuse Goldküste, est bien connue du gratin zurichois. Jusqu’ici, à en croire la Sonntagszeitung, Kielholz était un joueur un peu meilleur ; reste à savoir si les 994 000 CHF offerts à Hildebrand par la BNS à l’occasion de son départ lui permettront de prendre des vacances pour perfectionner sa technique.

 

Spéculations

Le somme dégagée par la vente du chalet de Gstaad n’étant pas entièrement absorbée par l’achat à Klosters, Kashya décide d’investir une partie des liquidités restantes en dollars, à partir d’un compte détenu par son mari. Un mail révélé plus tard montre que Philipp est au courant de la transaction : mieux, il lui suffirait d’un seul courriel à son banquier en retour pour l’annuler. L’intéressant à ce stade, c’est que l’idée suivant laquelle une telle spéculation sur des devises étrangères pourrait constituer un délit d’initié l’effleure à peine. Pourtant, en ce 15 août 2011, toute la presse économique spécule sur l’imminence d’une intervention de la BNS destinée à faire baisser le franc.

Cette insouciance de M. Hildebrand révèle peut-être une spécificité de la bourgeoisie suisse : celle-ci sait qu’elle peut faire à peu près ce qu’elle veut avec son argent, à l’ombre d’un secret bancaire particulièrement hermétique. A cet égard, on peut rappeler que si, en 2009, sous la pression conjuguée de l’Union européenne et des Etats-Unis, les autorités helvétiques ont dû affaiblir le secret bancaire en supprimant la distinction entre soustraction et fraude fiscales, celle-ci demeure pour le fisc suisse. C’est sans doute la raison pour laquelle Mme Hildebrand spécule à partir du compte de son mari. Ayant la nationalité étasunienne, elle sait que le fisc suisse est moins regardant que celui des Etats-Unis – ce n’est pas pour rien que certains banquiers vont jusqu’à inviter leurs clients à demander la naturalisation en Suisse ! – s’agissant de l’imposition des gains de change, du genre de celui qu’elle réalise lorsque la BNS fixe un taux plancher au franc le 6 septembre : en une seule transaction, le couple vient de gagner une somme à peu près équivalente au salaire annuel médian en Suisse. Certes, les époux Hildebrand n’en sont pas à leur première opération juteuse : entre 2008 et 2009 par exemple, le couple avait ainsi réussi à réduire sa contribution fiscale de 320 000 à 20 000 frs.

Mme Hildebrand a d’autant plus de raisons de connaître les arcanes de l’«optimisation fiscale» à la mode helvétique qu’elle est active dans un secteur face auquel les banques suisses apparaissent comme un modèle de transparence : le marché de l’art. La Suisse, grâce à ses nombreux ports francs et à son secret bancaire est devenue une plaque tournante du secteur à l’échelle internationale, comme le montre une étude universitaire récemment parue (Sébastien Guex, Paul-André Jaccard, Le marché de l’art en Suisse du XIXe siècle à nos jours, 2011).

 

Gauche inaudible

Dans cette affaire, au secret bancaire et à l’impuissance du fisc qui donnent aux millionnaires et aux milliardaires helvétiques un sentiment d’impunité, est venu s’ajouter le règlement ultra-complaisant de la BNS au regard des normes internationales : les conditions étaient donc réunies pour que fleurissent des comportements rappelant étrangement ceux d’une république bananière. Des comportements qui ont d’autant moins de raison de disparaître après l’affaire Hildebrand qu’aucune voix audible à gauche ne s’élève pour critiquer sur le fond le système dont cette affaire est l’expression : ainsi, le président du Parti socialiste n’a rien trouvé de mieux que de défendre le secret bancaire qui aurait été violé par le banquier du couple Hildebrand.

Un boulevard apparaît alors pour le populisme de droite dénonçant l’« immoralité » des élites. Qu’importe qu’en matière de « moralité », le multimilliardaire Blocher ne soit pas le mieux placé pour donner des leçons : son soutien à la récente candidature de l’UDC Zuppinger au Conseil fédéral, quoique celui-ci soit soupçonné de captation illicite d’héritage est là pour le rappeler. Mais comme nulle autre voix sur le plan national n’occupe le terrain d’une critique conséquente du système, la droite de la droite a tout loisir de se poser en grand défenseur du « peuple » face aux « élites corrompues ».

 

Hadrien Buclin